— Eh bien quoi ! Vous êtes en Allemagne, bon Dieu ! réveillez-vous. Depuis le temps que vous le souhaitiez.
— En Allemagne orientale ! celle de l’Est ! le front, quasiment ; d’ailleurs je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais moi qui ai une boussole, je constate que nous roulons vers le nord-est. Pas bon du tout, ça, fit Wiener.
Lensen devint une fois de plus rouge de rage.
— Vous n’êtes que des chiens galeux, hurla-t-il, dément, des défaitistes responsables de notre avachissement ! La guerre est déjà perdue dans vos têtes fragiles, mais il va falloir que vous vous battiez ! Coûte que coûte, que vous le vouliez ou non.
— Ta gueule, braillèrent cinq ou six voix. Qu’on nous fasse mener une vie normale de soldat et nous reprendrons le dessus.
— Non, vous êtes des chiens ; depuis que je vous connais vous ne cessez de geindre. Depuis Voronej vous avez perdu la guerre.
— Il y a de quoi, fit Halls.
— Vous vous battrez, c’est moi qui vous le dis, coûte que coûte car vous n’avez plus d’autre issue.
L’ancien se redressa.
— Oui, Lensen, nous nous battrons, car nous ne pouvons pas plus que toi supporter l’idée de défaite. Nous n’avons, hélas ! plus d’autre issue. Moi, en tous les cas, je n’ai plus d’autre issue. Je fais partie d’une machine qui a un sens de marche, et qui ne peut tourner autrement. Il y a trop longtemps que j’en fais partie, tu comprends.
Nous regardâmes l’ancien, un peu interloqués. Nous pensions tous que l’ancien était capable de s’habituer à n’importe quel autre genre de vie. Et voilà que, de lui-même, il annonçait qu’il ne pouvait vivre que pour la cause qui lui avait déjà tellement coûté.
Lensen continuait à grommeler et nous restions perplexes au sujet de l’avenir que l’ancien – en qui nous avions toujours grande confiance – nous avait fait entrevoir. Quant à moi, vue de cette Prusse où nous roulions, la France m’apparaissait désormais sans importance. Cette cause dont venait de parler Wiener, c’était la mienne. Et malgré tous les déboires qu’elle avait pu me causer, je m’y sentais étroitement lié. Je savais que la lutte devenait de plus en plus sérieuse et que nous allions être obligés d’envisager de terribles perspectives. Je me sentais, sans obligation, solidaire de mes compagnons. J’envisageais très sérieusement ma fin, sans trop tressaillir. C’était comme un voile calmant qui tombait lentement sur moi et diminuait mes terreurs passées, présentes et futures. Ma tête semblait emplie d’un épais brouillard blanc laiteux sans joie mais où tout devenait subitement facile, si facile ! Les autres ressentaient-ils la même chose ? Je ne saurais le dire exactement, pourtant notre résignation semblait commune.
Nous roulâmes plusieurs heures à un régime réduit. Puis, dans le jour gris d’une matinée brumeuse, le train stoppa. Des ordres nous jetèrent en bas des wagons et nous gagnâmes un camp de baraques en bois qui sentait encore la robuste organisation militaire abandonnée depuis peu. On nous accorda une heure de repos, et nous eûmes droit à un gobelet d’eau chaude dans laquelle flottaient quelques graines de soja.
— Et quand je pense qu’il y en a qui s’engagent dans l’armée à cause de la gamelle, murmura un soldat.
— Doit plus y en avoir beaucoup ces temps-ci, répondit une voix. L’espoir de devenir un bel officier s’envole vite. Pas le temps d’être obergefreiter que le triangle vous est distribué à titre posthume.
Quelques-uns trouvèrent le moyen de se marrer quand même. Puis un major, commandant probablement le camp, nous fit réunir et nous adressa la parole.
— Fiers soldats de la « Gross Deutschland » nous qualifia-t-il. Votre arrivée dans notre secteur nous comble de joie. Nous connaissons votre valeur au combat et nous nous sentons de ce fait très fortement soutenus. Vos camarades des régiments d’infanterie qui se battent dans les forêts polonaises proches de notre frontière, ressentiront certainement, eux aussi, ce que je vous explique. Votre arrivée parmi nous nous réconforte au plus haut point et nous aide dans la tâche si difficile qui nous incombe : être les défenseurs de la liberté allemande et européenne. Liberté que les bolcheviks essaient de nous arracher en employant les moyens les plus démentiels. Aujourd’hui plus que jamais, notre union dans le combat doit être totale et délibérée. Avec vous en plus, nous allons édifier le rempart définitif qui clouera sur place la meute soviétique. Songez, soldats allemands, que vous êtes les pionniers de la révolution européenne et que vous devez vous sentir fiers d’avoir été choisis pour cette tâche, aussi lourde soit-elle. Je vous souhaite donc la plus grande gloire et vous transmets les félicitations, du haut commandement et celles du Führer. Des véhicules et des vivres ont été mis tout spécialement à votre disposition pour vous aider à parachever votre action. Bravo, soldats, et courage. Je sais que tant qu’un soldat allemand veillera, aucun bolchevik ne piétinera notre sol. Heil Hitler !
Nous regardâmes le beau major dans son bel uniforme, ahuris, étourdis, essayant de déchirer le voile d’inconscience qui nous masquait notre vraie valeur.
— Heil Hitler ! brailla un feld voyant que le salut que nous devions rendre au major ne venait pas d’emblée.
— Heil Hitler ! crièrent les héros.
Puis on nous fit changer de place.
— Je suis fou ou quoi, murmura Kellerman. Il comptait sur nous pour lui remonter le moral.
— Ta gueule ! fit Prinz, voilà un autre discours.
Cette fois c’était un hauptmann qui venait de prendre la parole.
— J’ai l’honneur de prendre sous mon commandement les deux tiers de l’effectif de votre régiment et de l’emmener au feu à mes côtés. (Chacun savait ce qui nous attendait, mais cette phrase-là nous fit encore ravaler notre salive.) La division entière va opérer dans un secteur situé un peu plus au nord. Elle sera fractionnée en plusieurs tronçons afin de porter des coups disséminés au boutoir russe terriblement puissant par ici, souligna-t-il. J’attends de vous le plus vif courage et même des actions d’éclat. Il le faut ! Nous devons stopper le Russe dans ce secteur. Aucune négligence, aucun manque de sang-froid ne sera pardonné à quiconque. Trois officiers pourront former à tout instant un tribunal militaire et sanctionner sur l’heure…
(Frösch, mon pauvre Frösch ! Combien étaient-ils pour décider de te pendre ?)
— Nous vaincrons ici, ou la honte nous poursuivra. Jamais, vous m’entendez, jamais un bolchevik ne foulera le sol allemand. Maintenant, camarades, j’ai de bonnes nouvelles pour vous. Il y a du courrier, des citations, et des élévations de grade pour certains. Avant de donner libre cours à votre joie, vous devrez vous présenter au magasin d’approvisionnement pour y toucher des vivres et des munitions. Disposez. Heil Hitler !
Nous rompîmes les rangs sans pouvoir envisager clairement la situation.
— Ça promet, fis-je.
— Un salopard qui souhaite nous voir tous crever, grogna Halls.
Nous formions maintenant une interminable queue devant un grand baraquement.
— Et dire que c’est ça qui va remplacer Wesreidau. J’ai l’impression qu’on va en voir comme on en a pas encore vu, Prinz.
— C’est pas possible, on a tout vu.
— C’est un fou, grommela Halls.
— Non, il a raison, lança quelqu’un derrière nous.
Nous nous retournâmes perplexes.
— Il a raison, continua l’ancien, ce sera là ou jamais. Je ne peux pas vous expliquer cela comme ça, mais il a raison.
De plus en plus interloqués, nous continuions à dévisager notre camarade, sans mot dire, sans comprendre son attitude soudaine si différente.