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— Je vous en reparlerai, continua Wiener. Je vous en reparlerai. Pour le moment, vous êtes trop cons pour comprendre.

Ma Paula,

Je lis actuellement tes lignes désespérément attendues. Je lis et relis ces phrases et j’oublie la terre froide ainsi que l’Est chargé d’une menaçante rumeur.

Ces lignes sont en mes mains comme un miracle venu du ciel.

Je n’attends plus rien du monde civil, dont il nous semble nous être désolidarisés. Je lis tes lignes comme notre camarade Smellens récite des prières, lui qui a la chance d’être croyant.

Rien n’arrange plus rien, Paula. Les prières sont comme la vodka, elles adoucissent le froid pour un moment.

Le bonheur est arrivé pour nous à son extrême relativité. Il existe avec le jour qui se lève, car la nuit nous fait déjà croire à la mort.

J’ai été nommé obergefreiter, et, quoique le galon soit encore dans la poche gauche de ma vareuse, je me sens plus fort.

Je crois que nous sommes devenus de véritables hommes dans ces moments si difficiles.

Cette rumeur demeure, Paula… Ce n’est peut-être que le vent.

J’aimerais tant te lire encore…

Il y avait déjà plusieurs jours que nous battions de nouveau en retraite. Jamais un bolchevik ne devait piétiner le sol allemand. Pourtant en cinq ou six points, trois puissantes armées soviétiques avaient déjà pénétré d’une cinquantaine de kilomètres sur ce sol sacré entre tous. Ces trois armées avaient passé au laminoir les héroïques défenseurs, dont les survivants traînaient, à bras d’hommes et à travers un paysage d’automne, l’ultime matériel qui justifiait encore notre état militaire.

Je ne peux, à mon grand regret, retracer par le détail le chaos de ces âpres moments. Mais je puis déjà indiquer la disparition de camarades comme Prinz, Sperlovski, Solma et aussi Lensen qui, malgré les apparences, fut vraiment un ami. C’est d’ailleurs à ce dernier que je veux rendre hommage en retraçant la tragédie de sa fin – que je revois encore clairement aujourd’hui parmi tant d’autres, et qui, du même coup, servira à définir celle de ces autres. Quoi que Lensen ait pu penser de moi en certains moments, je reste persuadé qu’il fut pour nous tous et pour son pays un homme très brave qui aurait, sans hésiter, sacrifié sa vie pour sauver le plus méprisable d’entre nous. Sa fin le prouve d’ailleurs passablement et je lui dois peut-être l’occasion d’écrire tranquillement ces lignes à l’heure actuelle.

Lensen n’aurait certainement jamais pu accepter la vie actuelle et toutes les concessions que les ex-combattants de l’Est sont obligés de faire aujourd’hui. Tout comme l’ordre pour lequel il a souffert, il était irréversible. Les hommes d’une idée ne peuvent vivre que par cette idée et pour cette idée. Au-delà il n’y a rien, rien que leur souvenir.

Notre opération pour secourir le front de Courlande avait échoué. Les Soviets, dans leur poussée irrésistible, avaient atteint la Baltique en plusieurs points. Lesquels exactement, je ne saurais les préciser. Le fait est que le front nord était maintenant scindé en deux. La partie extrême nord, quelque part autour de la baie de Riga, en Lettonie, au moins jusqu’à Libau. L’autre partie nord, celle où nous étions, devait étaler un front sans cesse rétréci, en deçà de Libau, en Prusse et en Lituanie, se raccrochant plus au sud à la Vistule où se déroulaient des combats effroyables.

Notre division, qui s’était répartie en une multitude de petites pointes destinées à désemparer l’ennemi en l’attaquant de toutes parts, avait essuyé, en majeure partie, des offensives sans succès qu’il avait fallu transformer hâtivement en défensive. À l’heure qu’il était, cette division essayait précipitamment de se regrouper pour aller édifier un front de défense à une soixantaine de kilomètres plus au nord-ouest. Les mauvaises routes, le manque de carburant, la boue, les communications problématiques finissaient de ralentir une manœuvre qui, dans les meilleures conditions, n’aurait suscité aucune perte de temps. À cela, il fallut compter avec l’aviation ennemie, de plus en plus active dont chacune des sorties ajoutait un funeste désarroi parmi nos colonnes déjà affaiblies. Les colonnes massives étaient d’ailleurs déconseillées par nos officiers ; il fallait au contraire disséminer notre retraite alors que l’ordre du G.Q.G. invitait au regroupement. L’idée de nos officiers était valable en ce sens que nous offrions moins de prise aux masses aériennes ennemies. Par contre, lorsqu’un détachement blindé ennemi tombait sur le dos de deux ou trois compagnies égarées, les conditions de survie de ces dernières devenaient plus que problématiques. C’est ainsi, dans un village aux bâtisses largement éparpillées, que se déroula le drame qui faillit faire rayer le nom de notre groupe de la liste de la division.

— Je suis déjà venu par ici, jurait Lensen aux prises avec le mal du pays. J’en suis convaincu. Tout est évidemment si différent que je ne peux rien reconnaître par le détail, mais je sais que par là il y a tel et tel village. (Il citait des noms.) Vous voyez, les gars, insistait-il, mon bled se situe à environ cent ou cent vingt kilomètres de là. (Il indiquait le sud-ouest.) Par-là, il y a Königsberg, j’y suis allé plusieurs fois, et une fois à Cranz. Il y faisait un temps de chien, on s’est tout de même baigné.

Il riait, nous l’écoutions.

Malgré l’accablante retraite, malgré l’engourdissement du froid, Lensen avait ressuscité sur le sol de sa patrie. À lui seul, il comblait l’angoissant silence des abords de ce village vidé la veille de ses habitants. Trois cents types, plus ou moins éparpillés, éreintés par une marche d’une vingtaine de kilomètres faits depuis l’aube à travers des terrains délavés, patientaient, recroquevillés sur eux-mêmes, en attendant la problématique distribution de nourriture de 11 heures. Seul, Lensen allait de long en large, le long de ce mur d’étable où chacun avait posé son cul sur les pierres à l’abri du rebord du toit qui les avait préservés de la pluie intermittente. Nous écoutions Lensen. Au sud-est, des détonations plus ou moins sourdes, plus ou moins espacées, étaient audibles. Nous n’y prêtions plus aucune attention. Ce fond sonore était devenu le fond sonore de notre existence. Par habitude, tout ce qui ne se produisait pas dans un périmètre offrant un réel danger ne provoquait plus de réaction chez les landser. Indépendamment de la rumeur à l’est, tout était silencieux. Nous étions un peu comme ces gens d’aujourd’hui, qui goûtent la tranquillité et le silence en persistant à faire fonctionner un électrophone. Ces gens ont besoin de cela pour goûter la quiétude, ou peut-être craignent-ils le véritable silence. Quant à nous, hélas ! l’intensité du fond sonore ne dépendait pas de notre volonté et en fait, nous nous en serions bien passé.

Hormis donc Lensen qui discourait, rien ne se produisait. À vingt-cinq mètres, une demi-douzaine des nôtres mettaient au point la distribution du déjeuner. Plus loin, des types en groupe faisaient très sérieusement leurs besoins. Les autres, comme je l’ai dit, se reposaient, les yeux mi-clos ou dans le vague de tant de fatigues. L’automne mélancolique nous transmettait son humide fraîcheur. Tant d’incommodités passées nous faisaient apprécier des conditions qui, de nos jours, soulèveraient un mouvement de charité.

Au travers de notre torpeur insensible, des types souffraient, pleuraient. Des blessés geignaient, d’autres mouraient. Cela n’empêchait plus personne de dormir quand il y avait possibilité.

Les premières distributions se faisaient : une saucisse entourée de cellophane et bourrée de purée de soja, pour deux et froide, ça va de soi. Au long de la retraite, les gars du service popote avaient, dans un esprit de conscience professionnelle émouvant, récolté des pommes ridées. Ils en avaient rempli un side-car et les distribuaient maintenant aux copains.