Dix ou douze chars suivirent le chemin en grondant. Chemin qu’avait emprunté une heure plus tôt la compagnie à pied. Ils étaient trop loin pour que nous puissions les atteindre avec sûreté. Cinq autres apparurent en suivant le creux du vallon, droit sur la ferme et sur Lensen qui la précédait.
Lensen et son coéquipier tirèrent leur proie ensemble à vingt mètres également. Deux chars s’immobilisèrent et leurs déflagrations envahirent le vallon d’une onde sonore interminable. Un troisième char passa au large et je crus, à travers mon tremblement, qu’il était pour mon groupe. Du groupe Lensen, partit un troisième coup, qui manqua le monstre et faillit nous tuer. Le projectile du Panzerfaust ulula un court instant et volatilisa la bâtisse à cinq mètres de moi et de mon compagnon. Nous fûmes à moitié ensevelis et sourds l’espace d’un moment. Les trois chars continuaient leur ronde en hachant la ferme de projectiles. Leur myopie leur faisait sans doute penser que la défense venait de la maison. Deux autres T‑34 venaient d’apparaître sur le chemin, le quittaient et piquaient vers le point de résistance tenu par Lensen.
Toujours trop loin pour nous, mais mes chasseurs firent le coup de feu quand même. Smellens déchargea son arme sur une cible mouvante à cent cinquante mètres. Le projectile suivit sa trajectoire et manqua de peu le dernier char. La charge creuse toucha la neige, rebondit et se perdit plus loin sans éclater. Nous avions juste réussi à nous faire repérer et l’un des tanks fonça vers nous en faisant usage de toutes ses armes.
J’entendis crier les camarades. Gênés, mes chasseurs ne purent ajuster le monstre qui se rua sur les restes de la maison, y dérapa, glissa, persuadé de passer notre résistance sous ses chenilles. Du bord du trou, je les entendis grincer ; et ce bruit s’ajouta aux autres d’une façon inoubliable.
Le monstre coupa court et rejoignit le chemin et sa progression initiale.
Restait plus bas la lutte de David et de Goliath, c’est-à-dire le groupe Lensen et quatre géants d’acier crachant feu et flamme. Un dernier coup de Panzerfaust tonna. Le char le plus proche de la retraite de Lensen pivota sur lui-même et heurta celui qui le suivait de près. Dans la confusion démente de la fumée et des flammes, des cris effroyables percèrent le tumulte. Un T‑34 s’apesantissait sur le trou de Lensen et de son camarade. Le char inversa le sens de ses chenilles et nivela la place.
Ainsi mourut Lensen sur ce sol de Prusse, là où il avait souhaité mourir.
Pour nous, la terreur continuait. Et si les chars quittaient la place pour poursuivre leur avance, nous transpirions de terreur en pressentant l’arrivée des troupes à pied. Une peur intraduisible nous faisait jeter des coups d’œil épouvantés à droite et à gauche. Quand je dis nous, je ne parle que du compagnon qui occupait avec moi le même retranchement et de mes deux chasseurs qui restaient figés, aussi immobiles que les souches d’arbres, parmi lesquelles ils s’étaient réfugiés.
Qu’était-il advenu de Lindberg et du sixième de mon groupe ? Ils étaient probablement écrasés sous les décombres de la bâtisse que le char avait éparpillés. Pour le moment, je ne pouvais faire d’autre déduction que celle-ci. Je savais aussi que le groupe du chemin avait été anéanti et que ce pauvre Lensen avait eu une fin épouvantable. Où se terraient ses protecteurs ? Peut-être gisaient-ils, eux aussi, parmi les ruines de la ferme criblée d’impacts… Les pensées comme les déductions couraient dans ma tête affolée. Se fondre sur le sol gris clair alentour, où toutes les proéminences ressortaient en sombre très contrasté, paraissait difficile. L’idée de fuite précipitait dans ma tête une foule de possibilités qui s’avéraient rapidement irréalisables. Courir jusqu’au bois de sapins à gauche représentait trois cents mètres quasi à découvert. Les popovs m’auraient vu avant que j’aie parcouru la moitié du chemin. Il y avait encore la fumée des incendies des chars qui flottait sur tout le décor, mais cette fumée montait verticalement et n’estompait pas le terrain.
Je me sentis, brusquement, égoïstement, pris au piège. Sûr d’y passer. Si sûr que, subitement, comme un fou j’attrapai mon compagnon par le bras et je lui commandai de me tirer une balle dans la tête. L’autre, qui connaissait la même angoisse, tourna vers moi son visage bouleversé.
— Non, murmura-t-il, non, je ne pourrai jamais. Mais tue-moi si tu veux, oui, tue-moi !
Dilemme affreux, grotesque à raconter. Nous restâmes l’un face à l’autre, nous regardant avec un air maudit, méprisant, plein de hargne et de rancœur. Chacun de nous faisait peser sur l’autre la sale responsabilité du moment.
— On va crever ici, sale cochon, grognai-je. Descends-moi, c’est moi qui commande.
— Non, non, arrête, je ne peux pas, larmoyait l’autre.
— Tu as peur de rester seul, voilà tout.
— Oui, et toi aussi.
— Mais enfin tu ne vois donc pas qu’il n’y a pas d’autre issue ?
Le bruit d’un combat nous arriva. Il venait du nord, c’est-à-dire de derrière nous.
— Ils ont sans doute rejoint la compagnie, pensais-je, les fumiers !
Le tumulte continuait. Nous nous regardions l’un et l’autre, immobile, silencieux. Il n’y avait plus rien à dire. Tout, depuis longtemps avait déjà été dit.
Puis, mes deux chasseurs vinrent nous rejoindre. Lindberg non plus n’était pas mort. Il émergea des ruines, traînant à ses côtés son camarade dont le visage était tuméfié. Nous nous retrouvâmes tous dans le même trou. À cet instant, l’un de nous aperçut des hommes qui s’éclipsaient des restes de la ferme et qui, par des bonds précautionneux, gagnaient le bois à cent cinquante mètres plus à gauche.
— Ce sont les gars de la protection de Lensen, observa quelqu’un, ils se sauvent vers le bois.
— Il faut y aller aussi, supplia Lindberg, les Russes vont arriver.
— Facile à dire, constatai-je, mais regarde la distance à découvert que nous avons à parcourir, les popovs auront tôt fait de nous remarquer.
Personne ne pouvait rejeter mon observation. Les regards allaient du bois de sapin à la lisière du village en passant sur moi. Que ne suis-je suffisamment maudit pour ne pas avoir, à cet instant précis, à ce moment particulier, su imprimer à d’autres hommes ce qu’il est bon de faire dans de telles circonstances. Que n’ai-je eu cette ardeur de décision, cette volonté qui persuade les autres, pour prendre sous ma responsabilité l’avenir du groupe que l’on m’avait confié. Je demeurais là, inerte, incapable d’engager ou de dégager ceux qui attendaient de moi une quelconque initiative. Le blasphème que Lensen avait proféré à mon égard s’abattait sur moi, sur le commandement qu’on avait risqué de me confier et que j’étais incapable de mener.
Et c’était ici, à cent mètres de la tombe héroïque de Lensen, que se manifestait mon incapacité. C’était comme un symbole.
Je demeurai là, affligé, terrassé par mille misères de toutes espèces, pleurant à l’intérieur de moi de lourdes larmes de détresse.
Je sentais que mes compagnons allaient prendre d’eux-mêmes une décision que je n’étais pas en mesure de leur imposer avec l’autorité d’un chef. N’étais-je donc qu’un lâche ? N’étais-je pas, en fait, tout aussi méprisable que Lindberg dont la peur trop apparente nous avait si souvent écœurés ? Ce n’est plus la mort que je souhaitais, je maudissais mon existence, mon existence inavouable. Cette existence qui prenait l’aspect de cauchemars successifs.
Aujourd’hui, en ce moment crucial, j’échouais. J’échouais dans tout ce que j’avais espéré des hommes comme pour moi-même.