Dodelinant de la tête comme l’ivrogne au moment où l’alcool transforme son hilarité en une tristesse désespérée, j’étais là, conscient de tout, j’étais là, immobile, vaincu, écrasé par une panique insurmontable, déplorable. Et je n’y pouvais rien. Jamais je ne me pardonnerai cet instant dont la réalité me toucha au plus intime de moi-même.
Les minutes passaient sans apporter de changement à mon état, des minutes qu’il aurait fallu utiliser avec rapidité et lucidité. La peur continuait à me clouer là, au milieu de cinq autres désespérés prêts à la pire démence. Mon regard ne cherchait plus à percevoir le danger extérieur qui allait surgir. Il était tourné vers moi, à l’intérieur de moi-même, et il n’y constatait que ma détresse.
Il y eut d’autres bruits de chars, des grincements et des moteurs qui rugissaient. Un tremblement m’envahit sans que je puisse me détourner de mon obsession. Les autres s’agrippèrent entre eux, le visage révulsé, prêts à hurler.
Lindberg se dressa malgré lui. Il voulait voir, il voulait voir comment cela allait se passer. Il avait égaré son fusil, il ne songeait pas à sa défense. Une malsaine observation s’était installée dans sa cervelle bouleversée. Il retomba en avant sur le bord du trou, agité lui aussi d’un tremblement insurmontable. Il bégayait et pleurait en même temps. Mon compagnon du début venait de crisper ses poings sur les manches de deux grenades. La mort s’approchait à grands pas. Je ressentais cette fois sa présence à travers un horrible frisson.
Le canon cognait à nouveau de toutes parts. Les explosions toutes proches achevaient de détruire notre restant de lucidité. Nous n’étions plus en état de comprendre quoi que ce fût. Le bruit d’un véhicule tout proche persistait. Les aboiements des pièces légères persistaient. Nos regards immobiles restaient fixés sur le camarade muet d’effroi. Des paroles vinrent à nos oreilles incrédules. On parlait allemand derrière la bâtisse écroulée, auprès du véhicule qui ronronnait. D’autres bruits de chars vrillaient l’air à travers le hachement des armes automatiques. Nous restions là, engourdis, raidis par une peur trop intense. Un homme se pencha sur notre trou. Un officier. Un officier allemand. Nous l’aperçûmes sans le voir. Peut-être nous crut-il morts. Il continua son chemin. Seulement quelques minutes plus tard, deux Panzergrenadiers descendirent dans notre trou ; nous les suivîmes docilement.
Les contre-attaques allemandes se poursuivaient comme prévu. Celles-ci, menées par deux régiments blindés SS, venaient de prendre les unités rouges par le flanc, leur causant des pertes sévères. Le village fut même repris pour quelques jours. Puis la retraite continua.
Chapitre XVII
Memel
Nous remontons vers le nord. La jonction avec le front de Courlande n’est plus possible. Ce qui reste de la division se regroupe peu à peu. Elle a essuyé de terribles pertes en tentant un rétablissement avec le nord-est. Pendant ce temps, les Russes, dans un élan forcené ont atteint la Baltique plus au sud. En plusieurs points d’ailleurs, des combats dépassant toute imagination ont eu lieu à travers une cohorte de réfugiés épouvantés, gênant ainsi toute possibilité de défense de la part des unités engagées.
Toute la population civile prussienne reflue vers la côte en un tragique raz de marée, devant le boutoir soviétique. Pour nous, deux possibilités : piquer vers le sud et se frayer un chemin au travers des nombreuses pointes avancées soviétiques, ou refluer au nord, vers le front de Memel qui s’établit. Le commandement de la division se rend compte très vite qu’il n’a plus les moyens d’aller au sud. Le sud, c’est Königsberg ou même peut-être Elbing. Ces deux points sont d’ailleurs également menacés, et le plus proche est à environ cent cinquante kilomètres. Cent cinquante kilomètres de batailles désespérées avec peu de chances de succès. Aucun ravitaillement n’est plus à attendre dans cette direction où se consume le pire des exodes.
C’est donc Memel qui est choisi, Memel, ce court front pratiquement encerclé depuis l’automne et au travers duquel il va falloir se livrer un passage. Un passage pour nous, armée, et pour le pitoyable flot de réfugiés qui s’y accroche, paralysant tous nos mouvements, ralentissant la moindre des manœuvres.
Pitoyable cortège implorant qui se traîne pratiquement à pied parmi le froid sévissant, parmi la bouillasse des premières neiges fondues. Incroyable chaos que nous devons, en dépit des ordres militaires, aider, soutenir, rassurer. Tout ce qui possède un moteur capable de tourner, même encore pour une heure, transporte, en plus des absolues nécessités militaires, un fourmillement d’enfants affolés, tremblant de froid, de faim, de peur et que sais-je encore ! Au pied des véhicules qui se traînent, courent les familles mêlées aux soldats, ultime espoir de protection.
Nous dépassons des villages, des bourgs. Il y a quatre ou cinq jours, quoique pressentant un danger imminent, leurs habitants vaquaient encore à leurs occupations presque équivalentes à celles du temps de paix. En deux jours, vieillards, femmes, enfants, creusent en toute hâte les positions de défense des futures troupes en retraite, les aménagements d’artillerie, les fossés antichars où devront venir s’échouer les vagues des blindés ennemis. Pathétique travail, héroïque effort avant l’infernale débâcle qui va les entraîner dans le reflux désespéré des civils terrorisés. Détresse préalable de ces civils vertueux qui voient venir le front à eux sous l’aspect préventif d’une troupe harassée et famélique, lassée de se battre et de vivre, égrenant sans tressaillir ses pions humains comme ceux d’une partie d’échecs qui tourne mal.
Chaque fois qu’une défense est apparemment organisée, possible, elle est tentée. Il faut ralentir l’ennemi qui nous talonne et qui s’offre, en criant victoire, de monstrueux abattoirs parmi une population civile qui assiste à sa fin dans une terreur muette. Les groupes engagés pour ces défenses subissent leur sort avec le dérisoire espoir d’éteindre la poudre qui a été allumée. Leur cas importe, les sentiments de chacun sont connus, la douleur est mesurée, enregistrée par ceux qui leur disent adieu. Ces hommes en sont arrivés au point qu’ils vont aimer la mort. La guerre continue, le brasier se consume et les sentiments les plus concrets ne ralentissent plus sa fusion. Ceux qui perceront et qui entreront à Memel mourront probablement à Memel. Cela devient un soulagement : c’est plus ordonné que de crever en un endroit qu’aucune opération militaire ne mentionnera jamais.
L’absolu ici va se résoudre par l’absurde. À moins que l’absurde ne soit que l’absolu.
Enfin, elle perce, la vaillante division – c’est-à-dire son tiers. Elle perce et c’est magnifique. Le commandement de la forteresse de Memel sait qu’il a en plus pour lui la division nommée encore « Gross Deutschland ». Elle perce, et les quelque quinze cents hommes que cela lui coûte ne seront qu’un chiffre à ajouter à la note de l’héroïsme. Pour nous, les proches de ceux qui viennent de tomber, c’est une vingtaine de noms à rayer des effectifs de la compagnie. Siemenleis et Wienke y figurent.
Nous aurions pu échouer. Nous avons même l’impression que l’étau russe s’est desserré pour nous laisser le passage. Nous avons entraîné un maximum de civils. Beaucoup d’autres sont restés derrière. Pour ceux-là, c’est presque foutu. Il leur faudra éviter les chars qui les poursuivent et franchir, s’ils le désirent vraiment, les barrages d’obusiers, de mitrailleuses quadruples et les baïonnettes d’Ivan. Tout cela est très difficile pour une maman qui porte un nourrisson dans ses bras et a un marmot agrippé à sa jupe. Mais ne sommes-nous pas tous nés pour mourir ?