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Nous voici près des deux premières voitures détruites qui obstruent le passage. Alentour, les grenades popovs craquent et illuminent la nuit. Une quadruplée russe effrange le rebord du fossé, heureusement un peu plus haut que la chaussée.

Elle balaie au passage les restes de nos bagnoles qui vibrent et tressautent à chaque rafale. Au pied de ces tôles pratiquement informes, deux hommes, qui croyaient comme nous à une échappatoire, gisent dans leurs haillons d’uniforme et goûtent enfin le repos éternel.

Il va falloir pousser hors du chemin ces carcasses qui gênent le passage, mais si nous nous redressons nous avons cent chances sur cent d’y rester. Une fois encore, Wiener, l’ancien, jaillit du groupe paralysé. À genoux sous la mitraille, il a brandi une grenade qu’il projette sur le premier tas de ferraille. Bien joué, Wiener ! Il fallait y penser ! Hormis quelques déchets parsemés, la première bagnole a été éjectée. La seconde subira le même sort. Une troisième, un camion de trois tonnes cinq, en nécessitera quatre. Nous avons dû, hélas ! achever du même coup les blessés qui gisaient à l’intérieur. C’est encore la guerre ! Heil Wiener, tu nous as sorti du pétrin une fois de plus !

Vers minuit, au plus fort de la tempête, les deux tiers de l’effectif regagnent enfin Memel qui a été mis au courant et qui nous couvre de son feu. Hors d’haleine et transis, nous gagnons les arrières du camp retranché. L’inventaire des manquants se fait dehors parmi les ruines d’une installation balnéaire. Puis, dans la rumeur du front, perpétuellement en contact, nous cherchons le repos du guerrier, même si la chance ne nous fut pas favorable.

Cette chance était d’ailleurs si faible que nous estimons héroïque le fait même de l’avoir tentée.

Le lendemain, vers 11 heures, après avoir terminé notre ration distribuée avant l’offensive, nous sommes réexpédiés sur les postes à défendre. Le repos ne peut être prolongé plus longtemps dans cette situation dramatique. Les civils continuent à être embarqués malgré tout ce que cela représente de risques.

La mer s’est levée et tous les bâtiments sont couverts de givre. Leur chargement humain l’est également au moment de quitter le môle. Les vagues aspergent les visages bleuis des suppliciés sans qu’aucune plainte ne s’élève. Quitter l’enfer de Memel représente un tel avantage que personne ne songerait à se plaindre.

Nous les soldats, nous continuons à interdire aux Russes l’accès de la ville et de ses alentours. Les possibilités d’évacuation par voie maritime représentent une telle planche de salut que le maximum est fait pour tenir. Des munitions, des vivres et des médicaments nous sont envoyés. Certains jours, le pilonnage des Russes semble faiblir. Malgré le froid, qui augmente sans cesse, la vie nous semble plus facile. Ce que nous ignorons, c’est que les armées soviétiques ont dirigé nettement leurs efforts plus au sud. Königsberg, Heiligenbeil, Elbing et prochainement Gotenhafen se trouvent de plus en plus menacés.

Le problème des réfugiés, comme je l’apprendrai plus tard, sera encore décuplé sur ces points. Les Russes abandonnent donc momentanément Memel pour tailler à fond, en Prusse où une résistance à bout de souffle leur est opposée. Mais rien ne peut y faire. Les trois armées soviétiques redoutablement puissantes qui sont entrées sur le sol allemand disposent de moyens de très loin supérieurs à ceux qui nous restent. En plus, une foi sauvage les anime. Ivan a ajouté à sa bannière les mots « revanche » et « vengeance », et le peuple supplicié de Prusse se souviendra de par la nuit des temps ce que cela veut dire.

Il y a par ailleurs, parmi ces malheureux, des Lituaniens, des Russes antibolcheviks, des Polonais, et même des prisonniers anglais et canadiens qui partagent notre sort ici même à Memel. La terreur du Russe a dépassé l’idée de patrie et les divergences d’opinion ; c’est la terreur à l’état brut et inassimilable. Tout le monde fuit quand plus rien d’autre n’est possible. Même pour des hommes comme les prisonniers anglais et canadiens, la chance d’être distingués par les unités d’assaut moujiks reste problématique. Les femmes de tous âges risquent quant à elles une autre forme d’outrage… Le chiffre des évacués par mer doit atteindre plusieurs millions.

Dans une ruine de maison qui ne dépasse pas un mètre de haut, l’ancien a déposé son F.M. avec beaucoup de soin et d’attention. Du revers de sa main, grise des brûlures successives du froid, il balaie, de temps à autre, les légers flocons qui persistent à s’amonceler sur la culasse de son arme. L’ancien, depuis la dernière attaque au sud de Memel, semble avoir retrouvé tout son calme. L’excitation nerveuse qui ne nous quitte plus ne paraît pas le toucher. Notre ami demeure silencieux et ne prend plus guère part à nos conversations de désespérés. Il semble s’être désolidarisé de nos malheurs. La guerre, le froid, la détresse qui nous harcèlent et nous pétrifient ne semblent plus non plus l’inquiéter. Son allure est bizarre. À quoi songe l’ancien ?

Pourtant, ce matin même, son F.M. nous a encore sauvés d’une patrouille russe qui s’est particulièrement intéressée à notre groupe. Vingt corps popovs se raidissent là-devant auprès de ce camion du Volkssturm qui continuait à circuler avec une seule roue à l’arrière. Un tronc d’arbre coincé dans le châssis remplaçait la roue arrière manquante et le camion avançait quand même. Encore un miracle de Memel. Puis les Russes lui ont envoyé un pruneau de 50 sous son capot. Les deux vieillards, habillés en soldats, qui occupaient la cabine ont rendu l’âme et ce damné véhicule nous bouche encore la vue à l’heure actuelle. Les popovs ont voulu s’en servir comme d’un bouclier et ont tenté notre anéantissement à coups de lance-grenades. Wiener a criblé la place de ses balles explosives et traçantes et Ivan a mordu la poussière. Ce fut une lutte de vitesse. Wiener a été le plus rapide, c’est tout. Maintenant il est là, toujours silencieux, essuyant son joujou comme un bibelot précieux. Nous, Halls, Lindberg, deux autres et moi, restons agités derrière nos armes grises et froides sachant que cela non plus ne peut plus suffire à notre sauvegarde.

J’ai à ma disposition trois Panzerfaust et le nouveau P.M. de la Volkssturm qu’on nous a distribué récemment. C’est une arme très efficace qui tient un peu du F.M. et du P.M. J’ai aussi une petite mine magnétique qui me fout une trouille complémentaire. Nous avons à Memel un armement complet pour nous faire tuer sur place. Car, de toute façon, il ne peut être question de nous replier rapidement en emportant ce chargement.

Pendant une quinzaine de jours, nous tiendrons cette position en essuyant au moins toutes les quarante-huit heures des attaques assez molles. Les arrières du front ne sont pas éloignés et nous pouvons à tour de rôle prendre un repos à peu près valable. Il y a, pas très loin, sur ce qui reste d’une chaussée menant à Memel, une borne qui précise qu’il reste encore sept kilomètres pour atteindre la côte. Les sept derniers kilomètres de la retraite depuis le Don. Est-ce possible ? L’incroyable périple étalé sur plus de deux mille kilomètres faits en partie à pied. Comme me dit quelquefois l’ancien en plaisantant :

— Ton arrière-grand-père a fait ce chemin-là avant toi aux côtés de Napoléon, petit. En fait, cette affaire est aussi la tienne, essaie de te consoler en y réfléchissant.

Puis un soir, comme nous retournons à la cave froide et humide qui nous sert de dortoir pendant nos heures de repos, nous constatons que les civils de Memel ont presque complètement disparu. Le dernier flot a dû embarquer pendant ces deux derniers jours de veille.