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— Schweinhund ! gueule Wiener. Bande de cons.

Quel type, Wiener ! Il devrait être général. Il devrait être même le Führer. C’est lui qui nous sauve, chaque fois, c’est pas Hitler !

La position, on ne peut que difficilement la reprendre. C’est Wiener qui décide. C’est lui notre Führer, nous n’avons confiance qu’en lui. Heil ! notre Führer !

Ils canardent sec même ces damnés moujiks. C’est à ne pas oser bouger. Et ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est le bruit de moteur que l’on entend pas loin. Les popovs disposent d’un ou deux chars derrière la crête. Ils vont diriger leur tir sur nous.

Wiener fait sans doute les mêmes déductions. Il glisse précautionneusement en arrière en traînant son arme. Un camarade à gauche vient d’écoper.

— En arrière les gars ! gueule Halls.

C’est aussi dangereux que d’avancer. À qui pourrais-je bien penser pour me donner du courage ? À ma mère ? Ai-je une mère ? Quelqu’un m’a-t-il mis au monde pour me faire voir cela ? À Paula ? De quoi a l’air ma copie d’amour dans mon univers… À ma peau ? De quoi a-t-elle l’air ma peau ? Elle ressemble à celle de Halls et je n’ose plus le regarder. C’est con d’avoir du courage pour rien… Si, il y a Wiener ! l’ancien, Wiener, notre Führer ! Il vaut la peine de mourir pour lui.

Nous avons abandonné Hans. Il avait la hanche en bouillie. Sous le feu des Russes il nous était impossible de faire plus. Nous lui avons dit au revoir. Puisqu’il a su vivre à Memel, il saura mourir. Nous ne sommes pas inquiets.

Nous avons gagné un trou de bombe où nos deux F.M. sont en batterie. Comme nous nous y attendions, les Russes bombardent le boyau et les alentours avec l’artillerie des chars que nous avions devinés. Au nord, comme au sud d’ailleurs, la machine de guerre reprend de l’activité. Les Russes descendent maintenant dans le boyau. C’est terrible à voir. Il faut avoir déjà passé par où nous sommes passés pour ne pas mourir d’appréhension. Wiener ne tire pas, il nous regarde et nous le regardons, quêtant ses conseils comme une prière. Il nous regarde et sur sa gueule terrible s’est peint l’immensité du désastre.

— Foutez le camp ! hurle-t-il brusquement et sa voix perce l’ouragan. Foutez le camp, vite !

Nous avons déjà ramassé notre fourbi et dégringolons au fond du trou. Nous marquons un temps d’arrêt et regardons Wiener.

— Viens, crie Pferham.

— Ta gueule, pasteur. Fous le camp aussi.

Pferham a un devoir sur terre. Il insiste.

— Allons, nom de Dieu, foutez le camp, ne vous inquiétez pas pour moi, j’en ai marre de battre en retraite.

— Wiener !

— Il n’y a pas de place pour moi dans le monde d’après. Vous rendez-vous compte ?

L’ancien a ouvert le feu, il tire comme un forcené sur les popovs qui glissent dans le boyau. Pferham appelle encore, mais le bombardement couvre sa voix. Nous lâchons le terrain qui bouge et roule sous nos bottes. Cette damnée position éloignée n’était pas tenable. Miséricorde, pourquoi Wiener a-t-il refusé de nous suivre ?

Cinq minutes plus tard, nous avons plongé dans les positions des mortiers et de défense antichars. À cinq cents mètres à l’est, sur l’emplacement que nous venons d’abandonner, un lourd nuage de fumée rampe. Le déluge de la guerre continue à se déverser et, depuis le parapet qui frémit comme la rambarde d’un bateau pris dans un cyclone, nous serrons dans nos mains tremblantes nos armes sanctifiées.

Le feu des bâtiments de guerre soulage notre épreuve. Sans la marine, nos derniers remparts auraient été débordés. Personne ne peut abandonner son poste tant le danger demeure cuisant. À travers les percussions des coups épars qui continuent à pleuvoir, les gémissements des blessés roulent comme une complainte interminable. Tant de tragique dépasse l’entendement, et chacun demeure seul, dépouillé de tout sentiment, de tout jugement. Il ne sera peut-être même plus question de prendre quelques heures de repos avant notre fin. Les hommes qui patientaient près des embarcadères ont été refoulés vers les points de défense. Cela n’a pas été tout seul. Mais on leur a fait comprendre que si le front craquait, il n’y aurait plus d’embarquement pour personne. Alors, avec une rage déchirante, ils ont maintenu leur restant de force en éveil et ont interdit à Ivan de détruire leur calvaire.

Memel tient encore. Memel qui n’est plus qu’un îlot de courage extrait d’une détresse sans fin. Memel tient et ressuscite ses morts de tout pour survivre encore un moment. Les bateaux ne viennent plus. Nous a-t-on abandonnés ? Cette ultime raison s’est-elle envolée aussi ? Est-ce enfin la grâce ?

Non, dans la nuit qui suit, un bateau s’est approché comme un fantôme. Une multitude de moribonds ont couru vers la mer. Ils se sont battus pour être plus à proximité. Plus aucun ordre ne peut les maintenir. Les officiers sont d’ailleurs dans le même état. Ici, on ne se bat plus au coup de sifflet. On se bat parce que rien d’autre n’est possible. Mais le bateau n’est pas venu chercher des hommes, il est venu chercher du ravitaillement ! Oui, il paraît que nous possédons des ressources pour tenir encore trois mois. Comme nous allons être dégagés « incessamment », ce ravitaillement aurait dû être détruit. Il y a, plus au sud, des centaines de milliers de réfugiés qui meurent de faim et de froid. « Donnez-nous votre farine. » La sinistre horde des hommes qui s’est amassée près des berges, écoute les paroles de cet officier de marine qui parle dans un porte-voix. Les hommes ne comprennent pas tout de suite. Ils écoutent la voix de cet homme qui semble venir d’un autre monde. De cet homme qui, de par sa mobilité flottante peut encore discerner le pire du moindre. Ils apprennent d’une façon floue qu’ils peuvent encore, par leur misère, secourir quelque chose plus au sud. Un seul mot tourne dans leur tête comme un carrousel fantastique : incessamment ! incessamment ! incessamment ! Le bateau se charge de notre excédent, il emporte aussi quelques blessés. Incessamment… incessamment… incessamment… La horde est immobile. Un mutisme aussi immense que la nuit l’enveloppe.

Notre groupe dépareillé a été expédié au nord de l’enceinte. Exactement sur la plage en bordure de la mer que surplombent de moyennes falaises. Le haut de ces falaises est encore tenu par les nôtres, dans des bunkers défoncés qui, en fait, étaient destinés à tirer vers la mer et non vers l’intérieur. Néanmoins, en plusieurs endroits, les Russes ont atteint ces points élevés, et, s’ils n’ont pas encore pu y amener des forces puissantes, ils y ont disséminé d’habiles tireurs moujiks qui tiennent sous leur feu la plage rocailleuse sur laquelle nous rampons.

Les postes allemands qui tiennent, eux aussi, ces hauteurs, sont autant de petites fortifications cernées qui continuent à demeurer on ne sait par quelle charité. Il n’est plus question ici ni de « Gross Deutschland » division ni de telles ou telles autres unités spécialisées. Comme je l’ai déjà dit, tout ce qui bouge encore à Memel vit, et tout ce qui vit doit être utilisé.

Un officier en haillons est passé à côté de nous et nous a entraînés derrière lui pour nous conduire sur ce point d’où des pénétrations à revers sont à craindre. Quoique la position soit très dangereuse, elle l’est moins que sur la tête de front proprement dite. Les chars ne peuvent pas se glisser par là. À moins qu’ils n’atteignent les surplombs qui nous dominent et où s’exerce encore la maigre défense que j’ai citée plus haut. Nous utilisons comme abri les niches creusées par les civils réfugiés qui ont patienté ici, avant la délivrance par la mer.