Pour mille personnes embarquées, trois mille surgissent de l’est et grossissent encore la masse gémissante qui s’en réfère à notre aide. Si la guerre parvient sur ces lieux, l’enfer de Memel sera renouvelé et peut-être multiplié. Il y a ici beaucoup plus de monde et le nombre grossit sans cesse. Il en arrive aussi du sud. Ils ont traversé le Frische Haff sur tout ce qu’ils ont pu trouver de flottant. Il en vient de Heiligenbeil, de Pomehrendorf, d’Elbing, voire de Preussich Holland. On leur a dit qu’à Pillau ils avaient des chances d’être embarqués.
Nous questionnons certains de ces malheureux qui ont régulièrement perdu, au cours de l’épreuve, un ou deux membres de leur famille. Par eux, par leur voix haletante, nous apprenons des choses qui ressemblent à celles que nous avons connues à Memel. Nous apprenons aussi que la fuite vers Dantzig a été coupée. Les Russes ont atteint le Haff en plusieurs endroits. Ainsi, nous concluons qu’en de multiples points, la terreur de Memel se renouvelle et que notre cas, que nous croyions particulier, est imposé à presque toutes les villes côtières prussiennes.
En équilibre sur nos jambes flageolantes, nous laissons aller notre regard désabusé sur l’imposante marée de martyrisés qui ondule lentement vers les secours qu’on leur a promis. Malgré tous les efforts prodigués, il reste clair que le dixième de ce qu’attendent ces malheureux aura du mal à être réalisé. Si les prières avaient un auditoire, il ne serait pas impossible que le ciel s’entrouvre pour secourir tant de misère. Rien ne se produit, et, seulement par instants, au comble du désespoir, la douleur s’endort comme sur le visage en larmes de cet enfant qui a sombré dans un sommeil passager.
L’hiver fait sa réelle apparition et le thermomètre glisse inexorablement vers –20°. Pour tout ce que je viens d’expliquer, pour cette foule de gens affamés qui patientent dehors, cette chute de température aggrave encore la situation. L’hécatombe accélère.
Devant le grand bâtiment archicomble d’où s’échappe l’odeur d’un brouet cuisiné à la hâte dans une douzaine de grandes lessiveuses, piétine une foule à perte de vue. Serrés les uns contre les autres, les gens ne forment plus qu’une masse compacte qui frappe des pieds en cadence pour ne pas geler.
Le martèlement de leurs pas qui se fait sur place ressemble à un sourd roulement de tambour voilé. Les enfants offrent le plus déchirant du spectacle. Beaucoup se sont égarés dans la cohue et, lassés d’avoir appelé leur mère, se noient dans un déluge de larmes que rien ne console. Je parle évidemment des tout petits, ceux qu’aucune explication, même futile, ne touche. Leurs visages barbouillés de larmes qui gèlent aussitôt demeurent, dans ma mémoire, comme la plus pathétique image du drame. Nous nous affairons à les regrouper à l’intérieur, près des marmites, pour leur procurer un peu de chaleur. Nous essayons de leur poser des questions sur leur identité afin de les diffuser par haut-parleur. Nous n’obtenons d’eux que des cris suraigus et des torrents de pleurs.
Plus loin, sur une petite élévation, une grande croix de métal, couverte de givre, scintille comme le fer d’une épée plantée au sein de la catastrophe. Autour de ce symbole une autre partie de la masse compacte piétine également en écoutant les prières et les encouragements d’un prêtre. Le froid devient si cuisant que le Frische Haff gèle. Cela offre d’autres difficultés aux bateaux qui persistent néanmoins à accoster à Pillau.
Le Frische Haff gèle, et, malgré les conséquences criminelles qu’engendre une fois de plus le froid, la situation sera utilisée. Sur la glace du Haff, la plus invraisemblable des marches forcées va s’effectuer. Des centaines de milliers de gens vont gagner la mince bande de terre du Nehrung, Kahlberg puis Dantzig. Il en partira aussi de la poche de Heiligenbeil. Ils subiront en plus des privations de toutes sortes, les attaques des chasseurs bombardiers soviétiques qui essaient de rompre la voie du salut en lâchant des chapelets de bombes destinées à briser la glace. Leurs efforts seront d’ailleurs couronnés de succès en bien des cas. Des chariots, des véhicules de toutes sortes disparaîtront bien souvent dans des crevasses qu’une mince couche de glace a recouvert entre-temps, dissimulant ainsi le piège aux malheureux.
Rien pourtant n’arrêtera le reflux, prêt à affronter la pire des épreuves. Par ce chemin providentiel, une grande partie des réfugiés quittera ainsi Pillau. Il est grand temps d’ailleurs, car le Russe s’active à nouveau dans ce secteur. Son aviation survole quotidiennement Pillau et la défense de Königsberg a, parait-il, lâché.
Le travail à Pillau devenant moins intense, on songe à évacuer ce qui n’est pas absolument indispensable. De Königsberg à Pillau il n’y a guère plus d’une vingtaine de kilomètres. Le front de Kranz a reculé lui aussi. Nous ne tarderons probablement plus à être engagés. Nous faisons partie d’une réserve déficiente sur laquelle on peut quand même espérer quelque chose. Cette réserve est surtout formée des rescapés d’unités disloquées ou anéanties. Plus personne ne sait où se trouve ce qui reste de la « Gross Deutschland » et nous demeurons là, avec nos lisérés encore visibles sur la manche de notre vareuse élimée et incolore. Il y a là encore auprès de moi quelques noms connus. Notamment le lieutenant Wollers qui porte un pansement sale sur sa main droite à laquelle il manque deux doigts. Puis Pferham, notre pasteur désabusé, Schlesser, Lindberg, qui a survécu à sa peur, notre cuistot Grandsk qui a depuis longtemps abandonné ses marmites au profit d’un F.M.
Il y a aussi mon ami Halls qui ne pourra jamais oublier, et puis moi, pour qui le restant de ma vie se consacrera au témoignage. Il y a aussi sept ou huit autres, dont les noms me sont inconnus et qui forment avec nous le restant de la division Grande Allemagne en ces lieux. Notre division est-elle définitivement rayée des listes ? Non, un officier nous hèle. Il nous fait même former un petit rang misérable et commande un garde-à-vous. Nos yeux, qui ont déjà vu tant de choses, observent cet Hauptmann qui, depuis son visage gris a conservé ce sens des vertus disciplinaires.
Cet ordre, qui nous fouaillait bien souvent par le passé, nous arrive presque comme un baume. Il est rassurant. C’est une forme de conversation que l’on adresse aux vivants. À ceux qui sont encore visiblement dignes de vie. Nous n’analysons pas plus longtemps ; pour nous, habitués à ne considérer que l’immédiat, c’est une forme d’intérêt. Ce capitaine nous parle et à travers sa voix qui se veut ferme et réglementaire, transpire l’intense émotion de la charge écrasante qui nous incombe à tous, officiers, soldats, hommes, femmes et enfants. L’heure des vantardises et des brimades gratuites est tellement dépassée qu’aucune attitude incompatible avec l’urgence du moment ne peut plus être employée. Ici, un homme parle à un homme, et se dérober à la situation n’est pas possible.