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Nous passâmes notre nuit dans la tiédeur de la cave. Hélas ! le manque d’habitude à ce confort ne nous permit pas de goûter entièrement la douceur du moment. Une agitation incontrôlée nous secouait par instants, comme si un système d’alerte avait été mis en état de veille à l’intérieur de nos têtes. La fatigue, à qui nous n’avions pas laissé tellement le temps de se manifester, se précisa d’ailleurs pendant ce repos inaccoutumé. Lindberg passa de longs moments à trembler. Halls se sentait perdu s’il dormait couché. Aussi passa-t-il sa nuit appuyé au mur, en geignant par instants. Pour moi, le malaise courait de la racine de mes cheveux à mes talons. Il semblait aller au rythme de ma respiration.

N’étions-nous plus en état de vivre normalement ? C’était bien probable. Une chose pourtant me fut extrêmement favorable. Les trois bains chauds que j’eus l’occasion de donner à mon pied malade vinrent à bout de ma douleur en un temps record. Est-ce le fait que nos corps privés de tout acceptaient avec ferveur le plus élémentaire des soins ? Ici des blessés graves maintenaient encore leur souffle avec un gobelet de schnaps et une promesse. Quand je songe qu’aujourd’hui, une simple grippe terrasse un homme valide pour plusieurs jours ! Qui étions-nous donc pour vivre ainsi ? Je ne songe pourtant pas un instant au surhomme, bien loin de là. Nous n’étions, hélas ! que des hommes au sens le plus impératif du mot. Et ceux qui nous jugent aujourd’hui depuis leur mollesse ne peuvent pas même prétendre à ce qualificatif. Non ! je sais ce que je dis. L’ennui de la paix et de la fainéantise est aujourd’hui trop répandu autour de moi pour que je puisse en douter une seconde. Si la guerre est nécessaire aux hommes pour leur faire apprécier la paix, à quoi sert l’éducation à laquelle trop de choses sont consacrées actuellement ? Et mon dernier espoir, que j’essaie de reconstruire avec tant de bonne volonté, menace de s’envoler.

Au matin, nous nous apprêtâmes à prendre congé de nos bienfaiteurs. Ceux-ci nous expliquèrent d’ailleurs que leurs dernières réserves avaient été épuisées, et qu’ils allaient songer à abandonner Dantzig pour fuir à l’ouest tant que cela était encore possible.

Avec le jour qui se lève tard, les premiers chasseurs bombardiers apparaissent et attaquent le port. Nous saluons nos hôtes sous le grondement des bombes et le hachement de la Flak. La route vers Gotenhafen est reprise. Elle est également parcourue par une colonne ininterrompue de civils en exode qui s’activent dans cette direction, Dantzig ne suffisant plus à leur sauvegarde. D’autres progresseront encore plus haut. Ils contourneront la baie de Dantzig et iront atteindre Hela, un autre port situé en face de Gotenhafen dont le trafic est presque aussi important que celui de Dantzig.

Gotenhafen, un peu moins d’un mois avant sa destruction. Les sinistrés y aboutissent et sont dirigés bien souvent vers d’autres petites localités à l’intérieur du pays. D’autres la traversent et continuent, toujours à pied, une autre étape de leur calvaire. Hela sera leur prochaine halte. Hela, à une cinquantaine de kilomètres.

Nous questionnons les groupes militaires que nous rencontrons. Personne ne sait rien, personne n’a vu notre unité. On nous conseille le centre de regroupement. Nous y allons mais hésitons à poser une question, tant les bureaucrates qui sont ici ont l’air dépassés par les événements. Une rumeur court parmi la masse de réfugiés. Il est question d’un gros transport qui a été coulé il y a quelques jours, alors qu’il faisait route vers l’ouest, avec à son bord des milliers de civils enfin heureux de partir pour des lieux plus sûrs. Il a été certainement torpillé par un sous-marin. Nous imaginons sans difficulté le déroulement de l’affreux drame, dans la nuit noire et glacée.

La nouvelle de ce naufrage, qu’aucun communiqué officiel ne mentionne, mais qui s’est tout de même infiltrée parmi la masse alarmée, terrorise ces gens qui avaient mis leur dernier espoir dans la voie maritime. La nouvelle, que l’on ne voulait pas divulguer, circule de bouche à oreille. Je crois qu’il est question d’un gros bateau du nom de Wilhelm-Gustloff.

Nous n’avons toujours pas obtenu de renseignements sur notre unité. Finalement nous avons été réincorporés à un bataillon de forteresse, qui édifie, avec le concours d’aides civils, une ligne de défense à l’ouest de Zoppot.

Nous nous enfonçons donc à l’intérieur des terres à une bonne trentaine de kilomètres. Je n’ai pas d’idée sur les positions de l’ennemi mais il me semble qu’on lui tourne le dos. Les tubes des pièces antichars et antiaériennes que nous installons sont tournés vers le sud-ouest voir l’ouest, c’est-à-dire dans la seule direction possible d’un repli. Je ne comprends pas, aucune importance, ce n’est pas la première fois, d’autres pensent sans doute pour nous.

Mise à part la cohorte geignante de civils alarmés qui occupent en surnombre la moindre des fermettes, tout est beaucoup plus facile ici. Les fermiers prussiens persistent à faire face à la discipline civique qu’on leur a réclamée, mais une ride soucieuse barre leur front. L’avenir est sombre et le miracle qui devait les sauver hier encore devient par trop fluide. Alors, malgré les ordres de ne point sombrer dans le désespoir et la panique, malgré l’effort pour continuer à jouer à la vie normale dans la ruée de l’exode, doucement, subrepticement, on liquide le fonds plutôt que de le perdre. On égorge le bétail nombreux pour subvenir aux besoins urgents et justifiés. On fait bien, car peu de temps après, les bêtes crèveront par centaines sur la terre gelée.

Aussi, malgré le travail qui est rude, malgré les veilles et les patrouilles incessantes, nous reprenons un peu de force grâce à une nourriture que l’on ne nous restreint plus. La viande nous fait le plus grand bien et notre misère physique l’absorbe avec tant d’âpreté, qu’à l’image de la guerre tout est utilisé avec détermination.

Grandsk a même retrouvé son emploi. Avec des civils volontaires, il s’active autour d’une énorme cuisine qui occupe tout un hangar à claire-voie. Deux véhicules font la navette entre nos positions, Zoppot, Gotenhafen ou Dantzig. Les munitions du front, que l’on organise ici, s’acheminent ainsi par petits chargements. À l’exception de quelques attaques aériennes, tout est d’un calme impressionnant et incompatible avec la gravité de l’heure en cette fin de guerre, en ce début de l’année 45. Même le froid se calme et nous n’osons plus regarder le ciel qui nous apporte une clémence si indécente. Nous passons ici de longues heures dans une activité qui, bien sûr, soulèverait des revendications syndicales de nos jours, mais qui nous semblent un divertissement.

Puis, un certain jour, peut-être fin février, une organisation que l’on croyait dissoute nous invite à regagner Gotenhafen. Notre groupe « Gross Deutschland » a réuni quelques éléments qui vont être embarqués pour l’ouest. Décidément tout va de mieux en mieux. Nous nous séparons du bataillon qui nous a bien utilisés et saluons les camarades que nous nous étions faits. Grandsk abandonne à regret ses marmites qu’il avait si bien organisées. Cette rupture va d’ailleurs nous sauver d’une terrible épreuve où le malheureux bataillon sera pratiquement décimé. Suis-je ingrat de si souvent accabler le ciel ! Pour une fois qu’il nous épargne !

De l’ouest ont surgi les chars russes. L’ouragan de feu a soufflé avec une violence inouïe sur les positions que nous avions heureusement si judicieusement aménagées. Les nôtres ont tenu le coup mais ne tarderont plus à être balayés. Les Russes ont subi, paraît-il, des pertes effrayantes. Nous savons aussi que cela leur importe peu.