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— Vous n’y songez pas, lui dis-je en fronçant les sourcils. Les bolcheviks en profiteraient. C’est impossible, la guerre n’est pas finie, vous n’avez pas le droit de penser cela.

Il me regarda plus directement.

— Ah, tu es trop jeune. Tu crois que je parlais sérieusement. Mais non, il faut y aller et vite, plus vite.

Il accéléra pour justifier ses dires.

— Je suis trop jeune ! Vous m’emmerdez tous à me dire ça. Il n’y a pas que les types de votre âge qui soient capables d’être soldats. La preuve, c’est que je porte la même tenue que vous.

Je ne pensais pas sérieusement ce que je disais avec un air si furieux, je n’arrivais pas à croire que j’étais là parmi tous ces soldats.

— Si tu n’es pas content, change de taxi, lança l’autre en riant franchement.

De toute évidence, il ne me prenait pas au sérieux. Je fus bien obligé de me taire. J’étais furieux et triste. Je m’étais fait gifler pour manque de vigilance, et maintenant on m’engueulait parce que je voulais me racheter. Notre file de camions continuait, en brinquebalant, d’avancer dans la neige et la glace. La nuit commençait à tomber et avec elle un froid plus pénétrant. La pensée que nous touchions au but nous stimulait un peu. Avant une demi-heure nous serions dans les faubourgs de Kharkov. Quel aspect aurait cette ville ? C’était la dernière grande ville avant le front que l’on situait sur le Don et même plus loin sur la Volga, c’est-à-dire à Stalingrad. Stalingrad était encore à au moins six cents kilomètres de Kharkov. En moi-même, et malgré mon dégoût de la campagne soviétique.

J’étais presque déçu de ne pas approcher la ligne de feu. Par la suite, je fus comblé…

Je me souviens que nous descendions une côte. Les camions qui nous précédaient se mirent à ralentir. Puis ils s’immobilisèrent.

— Quoi encore ? ne puis-je m’empêcher de dire.

Déjà j’ouvrais la portière.

— Ferme ! il fait trop froid, jeta mon compagnon.

Je lui claquai la portière au nez et m’avançai sur la croûte glacée qui recouvrait l’étroite « internationale trois ». À l’avant un side-car finissait de s’arrêter et dansait encore sur la route gelée. Une estafette venant de Kharkov nous apportait un ordre. Dans la grisaille, j’apercevais les officiers qui parlaient entre eux avec précipitation. Ils avaient l’air de se concerter et de débattre une grave nouvelle. L’un d’eux, notre capitaine, lisait un papier.

Il se passa encore un moment puis un feldwebel se mit à courir le long du convoi en sifflant le rassemblement. Tandis que tout le monde se regroupait, le side-car, qui avait redémarré et dans lequel se trouvaient deux soldats habillés comme des scaphandriers, passa devant moi. Le capitaine, suivi de ses deux lieutenants et de trois feldwebels, s’avança vers nous. Il marchait en regardant seulement le bout de ses bottes et avait l'air accablé.

Un frisson de froid et d’inquiétude passa sur nos visages fatigués et hirsutes.

— Achtung ! Stillgestanden, cria un feldwebel.

Nous nous figeâmes au garde-à-vous. Le capitaine nous regarda longuement, puis lentement, de ses mains gantées, il amena un papier à hauteur de ses yeux.

— Soldats ! nous dit-il, j’ai une très grave nouvelle à vous apprendre, une grave nouvelle, pour vous, pour tous les combattants de l’Axe, pour notre peuple, pour tout ce qui représente notre foi et notre sacrifice au combat. Partout où cette nouvelle passe ce soir, elle sème l’émoi et une profonde tristesse. Partout, sur notre immense front comme au cœur de notre patrie, nous aurons de la peine à contenir notre émotion.

— Stillgestanden ! insista le feldwebel.

— Stalingrad est tombé ! précisa notre capitaine. Le maréchal von Paulus et sa VIe armée, acculés à l’ultime sacrifice, ont été obligés de déposer leurs armes sans condition.

La stupeur, suivie d’une profonde consternation, tomba sur notre groupe. Après un moment de silence le capitaine reprit :

— Le maréchal von Paulus, dans son avant-dernier message, informait le Führer qu’il décernait la Croix de bravoure avec mérite exceptionnel à chacun de ses soldats. Le maréchal ajoutait que le calvaire de ces malheureux combattants avait atteint son paroxysme et qu’après l’enfer que fut cette bataille durant des mois, jamais auréole de gloire ne fut plus méritée. J’ai ici le dernier message capté sur ondes courtes venant des ruines de l’usine de tracteurs « Octobre rouge ». Le haut commandement me prie de vous en faire la lecture.

— Il fut envoyé par l’un des derniers combattants de la VIe armée, le sergent Heinrich Stoda. Dans ce message, Heinrich précisait qu’il y avait encore dans le quartier sud-ouest de Stalingrad le bruit d’autres combats. Voici ce message :

« Nous ne sommes plus que sept survivants, quatre d’entre nous sont blessés ; il y a quatre jours que nous sommes retranchés dans l’enchevêtrement des poutrelles de l’usine de tracteurs. Il y a quatre jours que nous n’avons plus aucune nourriture. Je viens d’ouvrir le dernier magasin du F.M. Dans dix minutes les bolcheviks nous submergeront. Nous n’en pouvons plus. Dites à mon père que j’ai fait tout mon devoir et que je saurai mourir. Vive l'Allemagne ! Vive Hitler ! »

Heinrich Stoda était le fils du docteur en médecine Adolph Stoda de Munich. Il y eut un silence impressionnant que seuls quelques souffles de vent troublèrent. Ma pensée fila vers l’oncle qui était là-bas, cet oncle que je n’avais d’ailleurs jamais vu à cause de la brouille de nos deux familles. Je ne connaissais que sa photo et on me l’avait représenté comme un poète. J’eus le sentiment très net que je venais de perdre un ami. Des rangs, un type très vieux, ou tout au moins qui le paraissait avec ses tempes blanches, se mit à pleurnicher. Puis il quitta le garde-à-vous et s’avança vers les officiers. Il pleurait et criait en même temps.

— Mes deux fils sont morts ! cela devait arriver. C’est votre faute à vous, les officiers. C’était fatal, nous ne résisterons pas à l’hiver russe. (Il se plia presque et fondit en larmes.) Mes deux pauvres petits, ils sont morts là-bas ! Mes petits…

— Zurück bleiben, ordonna le feldwebel.

— Non, hurla le désespéré, vous pouvez me tuer, cela m’est égal, tout m’est égal.

Deux soldats sortirent des rangs et prirent le pauvre type par le bras pour lui faire réintégrer sa place. Ceci afin de lui éviter le pire. Ne venait-il pas d’insulter les officiers ! Malheureusement, il se débattait comme un possédé.

— À l’infirmerie ! dit seulement le capitaine, qu’on lui donne un calmant.

J’eus l’impression qu’il allait ajouter quelque chose d’autre. Son regard resta fixe. Peut-être avait-il un parent, lui aussi, à Stalingrad.

— Rompez, dit-il simplement.

Par petits groupes silencieux nous regagnâmes nos véhicules. La nuit était là. La blancheur de l’horizon vallonné se teinta de gris, de gris-bleu froid. J’eus une série de frissons.

— Il fait de plus en plus froid, hasardai-je au gars qui marchait près de moi.

— Oui, de plus en plus, répondit-il seulement, en regardant au loin.

Pour la première fois, la Russie me parut énorme et lugubre. J’eus la très nette impression que l’horizon immense et lourd de grisaille venait de se refermer sur nous. Je frissonnais de plus belle. Trois quarts d’heure plus tard, nous roulions dans les faubourgs ravagés de Kharkov. Le faible éclairage de nos camions ne nous permettait pas de voir beaucoup de choses, mais tout ce qui tombait dans le faisceau des phares était mutilé.

Après une nuit passée une fois de plus sur le plancher du Renault, j’eus la possibilité de voir le lendemain, au grand jour, le chaos qui constituait le restant d’une ville pourtant importante : Kharkov, la ville rasée par quatre grandes batailles.