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Certains proposaient de marcher jusqu’à ce que nous rencontrions un village ou une bâtisse quelconque. Plutôt crever de fatigue que de froid. Car à coup sûr, prétendaient-ils, la moitié au moins d’entre nous seraient morts demain matin.

— Vous ne verrez aucun village avant au moins trois, jours, affirmaient nos sous-officiers, il faut s’arranger comme on peut.

— Si seulement on pouvait allumer du feu ! s’exclama un pauvre type qui pleurnichait presque en claquant des dents. Anéantis par la perspective de cette nuit, nous nous mîmes en devoir d’endurer notre supplice. Halls et moi nous déchargeâmes tout un traîneau, le rechargeant ensuite de façon à obtenir un alvéole suffisant pour recevoir nos deux corps, entre les caisses d’explosifs. Malgré le danger que présentait une telle installation, nous préférions envisager d’être volatilisés par une chaude explosion plutôt que de finir morts de froid.

Halls eut le courage de dire quelques plaisanteries obscènes, qui me firent rire malgré notre inconfort. Pelotonnés l’un contre l’autre, nous parvînmes à fermer l’œil par intermittence, la peur de geler en dormant nous hantait.

Nous passâmes une quinzaine de jours dans ces conditions. Lorsqu’au bout de ce temps nous arrivâmes à ce qui devait être notre ultime avancée en territoire soviétique, notre force et notre moral avaient été si durement éprouvés que les combattants qui nous aperçurent les premiers se portèrent au-devant de nous comme pour nous secourir.

Cette épopée – je ne pense pas que le mot soit trop prétentieux – fut fatale à bon nombre d’entre nous. Dès le troisième jour, nous eûmes deux congestions pulmonaires. Les jours suivants, il y eut des membres gelés et du « hergezogener Brand », sorte de gangrène du froid qui attaque d’abord la figure, plus exposée, et gagne ensuite les parties même couvertes. Les malheureux, atteints par cette maladie de la peau, étaient obligés de s’enduire d’une pommade grasse et jaune, ce qui leur donnait un masque comique en même temps que pitoyable. Deux soldats, au comble du désarroi, quittèrent une nuit notre convoi et, dans un accès de folie, se perdirent dans l’immensité neigeuse. Un autre, un tout jeune, appela sa mère pendant de longues heures en pleurant. Tour à tour, l’un d’entre nous cherchait à le réconforter ou l’engueulait pour ses gémissements qui troublaient notre repos précaire. Vers le matin, alors qu’il s’était tu depuis un bon moment, une détonation nous fit sursauter. Nous le retrouvâmes à quelque distance. Il avait tenté de mettre fin à son cauchemar en se tirant maladroitement un coup de fusil qui ne le tua pas sur le coup. Le malheureux finit par mourir, dans l’après-midi, sans que nous puissions lui apporter un secours sérieux.

Lorsque j’évoque aujourd’hui ces événements je réalise mal, comme dans un rêve, ce que furent ces jours. Arrivé à la limite de toute résistance, il me semblait être à l’intérieur de moi-même et avoir ainsi l’étrange sensation que mon corps s’était désolidarisé de mon être intime.

Mes pieds meurtris par la marche et le gel me firent énormément souffrir, puis, je ne les sentis presque plus. Plus tard, lorsque un médecin militaire examina nos blessures, je constatai que trois doigts de mon pied droit étaient devenus gris comme la cendre. Leurs ongles restèrent collés à la double paire de chaussettes pestilentielles que j’ôtai devant le major. Il me fit une douloureuse piqûre qui sauva, à quelques heures près, mes orteils de l’amputation. Je me demande encore comment nous avons pu résister à de telles épreuves, surtout moi qui n’ai jamais été d’une constitution particulièrement robuste.

« Enfin », je vais connaître la guerre et la ligne de front. J’allais aussi pouvoir me rendre compte qu’il existait encore pis !

Nous prîmes un repos vraiment indispensable dans les baraquements et les casemates d’un terrain d’aviation de fortune de la Luftwaffe. Le terrain était d’ailleurs, en grande partie abandonné par l’aviation qui avait dû récemment se replier plus à l’ouest. Quelques avions de chasse, certainement en panne, étaient encore là, couverts de glace. Le personnel militaire « rampant » finissait de déménager l’essentiel sur de grands traîneaux remorqués par des tracteurs chenillés, empruntés à l’artillerie, dont les batteries de 155 étaient à la lisière du camp.

Nous restâmes plusieurs jours, à nous remettre, dans ces locaux plus ou moins confortables. Puis, voyant que nous commencions à reprendre du poil de la bête, on ne tarda pas à nous replonger dans le bain. Notre compagnie apportait une main-d’œuvre appréciable et inespérée aux combattants de ce secteur. Nous fûmes dispersés en groupes chargés de corvées diverses. Les trois quarts des hommes de la 19e Kompanie furent occupés à préparer les positions pour l’artillerie de 77 et même pour des pièces à tir direct. Mes camarades devaient pour cela dégager des mètres cubes de neige et ensuite attaquer à la pioche et à la mine le sol dur comme du béton.

Mon groupe, dans lequel se trouvaient Halls et Lensen – nous avions tout fait pour rester ensemble –, fut chargé de ravitailler en conserves et en munitions une section d’infanterie située à quinze kilomètres environ.

Nous disposions de deux traîneaux attelés chacun de trois chevaux poilus de la steppe. La distance à parcourir n’était pas si grande et nous avions des attelages supérieurs à ceux de notre précédent et tragique voyage. La journée nous suffirait pour l’aller et le retour. Malgré le décor désolé, nous n’étions pas tristes et nous avions accepté cette mission comme une chose facile.

Nous partîmes à huit, plus un sergent ; j’étais sur le second traîneau, celui qui était chargé de grenades défensives et de chargeurs pour spandau. Assis à l’arrière du véhicule qui filait bon train, j’avais tout le loisir d’observer le paysage morne et désert. Quelques boqueteaux d’arbres grêles et noirs surgissaient parfois du sol blanc immaculé. Ils semblaient avoir mené une lutte inégale avec cette neige envahissante qui peu à peu les avait investis. Rien de plus sur cette terre que les loups devaient certainement hanter. Rien de plus qu’un ciel gris-jaune opaque. Il me semblait vraiment être arrivé au bout du monde, au bout de toute civilisation, et il me faut encore aujourd’hui me pencher sur un planisphère pour ne pas refuser de croire qu’il existe autre chose au-delà de ce néant.

Un peu plus tard, nous suivîmes un dénivellement qui cachait peut-être sous cinquante centimètres de neige quelque chose comme un chemin. Bientôt nous arrivâmes en bordure d’une épaisse forêt. De derrière un tas de bois, un soldat surgit devant notre premier traîneau qui stoppa net.

Il y eut un échange de paroles avec notre sergent et nous entrâmes dans le sous-bois. Il y avait là un spandau en batterie et ses deux servants, et, plus loin, une fourmilière de feldgrauen sur le pied de guerre avec d’innombrables tentes grises pour abri. Nous découvrîmes une multitude d’engins, des chars légers du type alpenberg ; des Paks et des mortiers de 50 étaient installés sur des traîneaux. Là, un cheval abattu et hissé le long d’un arbre se transformait peu à peu en biftecks. Des soldats en capotes tachées du sang de l’animal s’activaient à cette besogne. Nous fûmes assaillis ; on nous demanda si nous avions du courrier. Comme nous n’en avions pas, certains nous insultèrent.