— Vous pensez que ce pilonnage précède une attaque ?
— Hum… on ne sait jamais avec les Russes ; mais ça m’étonnerait ; après le massacre de l’autre jour, ils vont encore attendre un peu.
Depuis un moment notre batterie ne tirait plus, les projectiles bolcheviks continuaient à dégringoler à une cadence lente, mais régulière. Le soldat aux jumelles entra en se courbant et en soufflant dans ses doigts.
— À ton tour… (un prénom). Je claque des dents.
L’interpellé se déplia en grognant et, en s’appuyant sur les uns et les autres, gagna la sortie.
— Nos batteries ne tirent plus, seraient-elles détruites ? demanda notre sergent au nouvel arrivant.
— Vous en avez de drôles, jeta l’autre sans cesser de réchauffer ses doigts gourds, il faut espérer que non. Nous serions jolis par ici. Si nous n’avions pas eu ces canons il y a quelques jours, nous aurions été submergés. J’espère que nos braves camarades des 107 à courte portée sont toujours vivants.
— Je le souhaite aussi, renchérit notre sous-off, se rendant compte de sa connerie, mais pourquoi ont-ils cessé de tirer ?
— Des gars comme vous devraient connaître les difficultés d’approvisionnement dont souffrent les combattants. Nous sommes obligés de tirer au compte-gouttes ou à coup sûr. L’infanterie, comme l’artillerie, économise ses munitions au maximum. Néanmoins, il faut donner aux Soviets l’impression que nous ne sommes pas à court, alors de temps en temps nous répondons avec modération. Vous comprenez ?
— Oui, évidemment.
Il y eut un silence.
— Ils n’ont plus l’air de tirer, dit quelqu’un de notre groupe.
— Oui, ça s’est calmé, vous devriez en profiter, suggéra un des garçons de la geschnauz.
— Allons-y, les enfants ! dit notre sergent qui semblait avoir repris une peu confiance.
Les enfants ! il ne se trompait guère : nous avions l’air d’enfants à côté des combattants du Don. Quelques coups de canons avaient suffi à nous faire croire à la fin du monde. Il y avait une sérieuse différence entre les fiers soldats que nous étions en Pologne, où nous traversions des villages l’arme à la bretelle et au pas cadencé et ce que nous étions devenus maintenant. Combien de fois ne m’étais-je pas senti invulnérable ! Combien de fois avais-je été parcouru par ce fier sentiment d’orgueil que, d’ailleurs, nous éprouvions tous ! Comme il était plaisant à mes yeux de voir se profiler devant moi les épaules sanglées et les casques gris-vert indéfinissable de mes compagnons.
Comme je trouvais splendides nos uniformes qui s’adaptaient parfaitement à la nature ! Et le bruit de nos pas ! Je l’entends encore, j’aimais ce bruit… Je crois, malgré tout, l’aimer encore. Ici, nous n’avons plus l’air de rien. Nous sommes des paquets de chiffons, avec loin à l’intérieur, quelque chose qui grelotte. Nous sommes crevés, sous-alimentés et incroyablement sales. L’immense Russie semble nous avoir absorbés, et puis, notre rôle de camionneur manque de panache : nous sommes les bonniches de l’armée. Nous crevons de froid comme les autres, mais notre cas n’est jamais mentionné. Nous appartenons à des services auxiliaires et l’on nous fait subir, à quelque chose près, le même sort que l’armée régulière.
Maintenant, comparés aux hommes qui combattent sur le Don, nous ressemblons à de tous jeunes apprentis traversant une énorme usine occupée par des géants riant de notre terreur. Car, il faut bien le reconnaître, les soldats dangereusement exposés semblent avoir meilleur moral que nous. Tout au moins en apparence. Ils ont l’air d’hommes alors que, même Halls avec sa carrure d’hercule, est trahi par son visage juvénile. Par la suite, notre trop grande jeunesse nous sauvera probablement de l’angoisse du lendemain. Alors que les plus âgés, plus conscients, s’abîmeront dans le désespoir d’où même les plus couards émergeront de temps à autre avec héroïsme, notre inconscience de gamin nous transportera de la gaieté la plus surprenante à la peur qui ne retient plus les larmes.
Nous quittâmes l’abri timidement ; nos regards erraient sur le proche horizon du parapet qui cachait la guerre. Nous rechargeâmes notre dangereux fardeau. Tout semblait s’être calmé. Il n’y avait plus aucun bruit. Le jour devenait moins lumineux. Cette fois, nous avancions dans une suite de graben en zigzag et parallèlement au point que nous devions atteindre. Partout des abris bondés de soldats frigorifiés qui cherchaient un semblant de chaleur auprès des miraculeuses petites lampes-chaufferettes à essence.
Partout, au fur et à mesure de notre progression, la même question fusait. « Avez-vous du courrier pour nous ? » Dans le ciel limpide, vrombirent trois « Messerschmitt » que mille poitrines acclamèrent. La confiance qu’avait placée l’infanterie dans notre brave Luftwaffe était absolue. Combien de fois les silhouettes familières de nos avions à croix noires étaient-elles venues apporter l’ultime espoir aux combattants, déjouant ainsi les plus furieuses attaques des soldats rouges ?
Nous dûmes nous serrer le long de la paroi de la tranchée devenue étroite pour laisser passer quelques brancardiers portant des blessés, victimes sans doute du bombardement récent.
Peu à peu nous approchions de l’extrême limite du front allemand. La tranchée devenait plus étroite et moins profonde. Nous dûmes bientôt former une espèce de chaîne et avancer à demi accroupis pour rester dissimulés aux observateurs ennemis. À plusieurs reprises, je risquai un coup d’œil au-delà du parapet. À une soixante de mètres, les hautes herbes du bord du fleuve se hérissaient raides, couvertes de givre. C’était dans cet espace, et sur une largeur plus étendue que se trouvait la section que nous devions ravitailler.
Maintenant, nous avancions quasiment à découvert, sautant d’un trou à l’autre, escaladant les décharges de terre et de glace qui comblaient çà et là le virtuel boyau que nous essayions de suivre. Nous dégringolâmes dans un vaste entonnoir où un infirmier en survêtement d’hiver pansait deux types qui serraient les mâchoires pour ne pas gueuler. Nous apprîmes par sa bouche que nous étions enfin arrivés à destination. Nous ne perdîmes pas notre temps à examiner les positions de cette damnée section. Après avoir déposé rapidement nos caisses dans un trou que l’on nous signala, nous fîmes demi-tour pour un second voyage.
À la tombée de la nuit, nous acheminions enfin le ravitaillement (« prioritaire » comme nous l’apprîmes ensuite) de ce groupe de première ligne. Rien ne s’était manifesté depuis le bombardement de ce début d’après-midi, et les malheureux soldats du bord du Don s’apprêtaient à supporter une autre nuit glaciale. On disait que le thermomètre remontait, néanmoins il gelait encore très fort.
Nous attendions deux de nos camarades qui s’étaient éloignés pour collecter les rares lettres qu’avaient réussi à écrire, malgré le froid, quelques soldats de ce secteur avancé. Avec Halls et un autre, nous étions assis sur la terre durcie par le gel, sur une espèce de banquette dissimulée aux regards ennemis.
— Où va-t-on encore coucher ce soir ? murmura Halls en fixant le bout de ses bottes.
— Certainement dehors, répondit notre compagnon, je ne vois point d’hôtel dans la région !
— Venez par ici ! cria quelqu’un de notre groupe, on voit très bien le fleuve.
Nous soulevâmes nos fesses de la terre grenue, pour aller regarder entre un amas de branchages givrés où se trouvait camouflé un spandau pointé vers l’est, prêt à entrer en action.
— Regarde, me fil Halls, on dirait qu’il y a des types allongés sur la glace.
En effet, de nombreux corps immobiles, victimes de l’échauffourée d’il y a quelques jours demeuraient encore là où la mort les avait arrêtés. Les soldats de la geschnauz n’avaient rien exagéré. C’était vraisemblablement des corps de Russes qui n’avaient pas été relevés par leurs compatriotes.