Je tâchais de porter mes regards plus loin – mais c’était difficile car la nuit tombait – vers ce qui devait être l’îlot dont nous avions entendu parler. Rien n’était visible, à part les futaies enneigées qui le recouvraient. Peut-être des soldats, tapis dans quelque ornière, veillaient-ils en silence. Au-delà, dans la brume irrespirable qui tombait sur ce triste et lugubre paysage, la berge opposée apparaissait quelque peu. Sur cette berge s'arrêtait la progression allemande. Sur cette berge les soldats rouges devaient, eux aussi, être attentifs.
J’étais enfin arrivé sur la ligne de front. Cette ligne que j’avais tellement appréhendée et tellement, inconsciemment, désiré connaître. Pour l’instant, rien ne se passait. Le silence, à peine troublé par quelques éclats de voix, était total. À travers la brume, il me sembla avoir aperçu du côté russe quelques minces filets de fumée monter lentement vers le ciel. D’autres camarades me bousculèrent pour regarder à leur tour.
— Cela vous intéresse tellement, ne put s’empêcher de dire un des grenadiers qui veillait au pied du spandau. Je vous laisserais volontiers ma place. J’en ai marre d’avoir froid.
Nous ne sûmes que répondre ; sa place n’était effectivement pas très enviable. Nous échangions avec Halls quelques impressions, lorsqu’un lieutenant encapuchonné sauta dans notre trou. Nous n’eûmes pas le temps de saluer. Déjà il portait ses Jumelles à ses yeux et scrutait au-delà de l’abri. Il se passa encore quelques secondes, puis de sourdes détonations, venant de derrière nous, ébranlèrent à nouveau l’atmosphère.
Presque aussitôt, des explosions se produisirent sur la glace du fleuve qui les répercutait à l’infini. Les sifflements étaient nets et très rapprochés. En un instant, tout le front allemand s’était mis à canonner. Le bruit des pièces à courte portée se confondait avec l’explosion de leurs projectiles. Nous nous étions tous laissés choir au fond du trou. Nous nous sentîmes perdus. Nos regards se croisaient, angoissés, posant des questions auxquelles aucun d’entre nous ne pouvait répondre.
— Ça y est, ils attaquent ! lança tout de même quelqu’un.
Les deux mitrailleurs ne répondirent pas tout de suite. Ils se tenaient auprès du lieutenant et fixaient certainement, eux aussi, le Don. Il y eut des explosions stridentes et toutes proches et des coups au contraire très sourds qui semblaient venir de sous terre. Enfin le grenadier qui nous avait proposé ni généreusement sa place tout à l’heure se décida à parler.
— La glace se brise mieux ce soir : le froid est nettement moins piquant, bientôt il faudra qu’ils passent à la nage.
Toutes nos têtes étaient tournées vers lui. Nous ne comprenions pas grand-chose.
— On va envoyer le plus léger d’entre nous, fit-il. Si la glace résiste à son poids, il faudra encore la démolir.
— C’est lui le plus léger, fit Halls d’un rire de constipé en désignant un tout jeune, recroquevillé.
— Que faut-il que je fasse ? questionna le malheureux blême d’inquiétude.
— Rien encore pour le moment, plaisanta le mitrailleur.
Le bombardement cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. Le lieutenant continua ses observations pendant encore quelques minutes, puis, enjambant le parapet, il disparut. Nous étions toujours là, muets et immobiles. Histoire de rompre sans doute ce silence angoissant, notre sergent donna l’ordre d’ouvrir nos bidons et de prendre notre dîner, en attendant les gars du courrier.
Sans grand appétit, nous avalâmes notre nourriture glacée dont le goût laissait franchement à désirer. Tout en dégustant nos produits congelés, je m’étais approché du viseur du spandau et jetai encore un coup d’œil sur le fleuve.
Ce que je vis m’expliqua le bombardement allemand de tout à l’heure. Des blocs de glace, épais d’environ soixante centimètres, s’étaient redressés sur le lit du fleuve. Ces blocs, pilés, brisés formaient maintenant des icebergs dont les crêtes oscillaient au rythme du courant – sous glace – du Don. Les obusiers allemands brisaient chaque soir la glace du fleuve pour en interdire l’accès, comme je l’appris ensuite, aux incessantes patrouilles soviétiques, qui, malgré tout, se risquaient en grand péril à travers ces blocs mouvants. Maintenant ceux-ci se cabraient et s’entrechoquaient dans un bruit sourd et étrange.
À travers la nuit, maintenant complètement tombée, le fracas de nouvelles fissures, qui se formaient parmi les blocs encore soutenus de part et d’autre, se prolongeait de loin en loin.
Je restai longtemps à observer cette vision quasi irréelle que je ne réussis pas à traduire, suffisamment longtemps pour apercevoir, bientôt, des centaines de lueurs s’allumer sur la rive est. Muet de stupéfaction, l’œil rivé au viseur je fixais ces lueurs qui maintenant s’intensifiaient.
— Hé, criai-je aux deux hommes de service, il se passe quelque chose.
Ils se précipitèrent sur moi et me bousculèrent pour voir. Je demeurai là, la tête coincée entre les leurs.
— Diable ! tu nous as fait peur, toi, ronchonna l’un d’eux. Il n’y a rien de grave. Les popovs nous font croire qu’ils se chauffent. Ils font cela tous les soirs. Ce n’est pas bête, remarque ! Ces lueurs nous gênent. Regarde, on a du mal à voir le fleuve, et, même avec des fusées éclairantes, cela contrarie sérieusement la visibilité.
Je ne pouvais me détacher de cette inquiétante vision. Sur un horizon démesuré, les Russes avaient allumé des centaines de brasiers, non pour se réchauffer, car ils devaient se tenir à distance, mais pour aveugler nos observateurs. Effectivement, lorsque le regard se portait sur la rive est du Don, il restait accroché sur ces feux. Par contraste, le reste était plongé dans l’obscurité. Ainsi l’ennemi opérait-il de nombreux déplacements que nous ne pouvions que difficilement déceler. Les fusées et les obus éclairants permettaient évidemment de mieux voir, mais leur rayonnement, pourtant si intense, se trouvait limité de moitié par cette alternance d’obscurité et de lumière pratiquée par l’ennemi.
Je serais demeuré là encore longtemps, fasciné par cette manifestation de nos adversaires, si le signal du départ n’était venu m’arracher à mon observation. Nous n’eûmes guère de difficultés à regagner nos arrières. La nuit, qu’aucun bruit ne troublait, dissimulait parfaitement nos déplacements.
Dans leurs trous, les hommes s’étaient pelotonnés. Ceux qui dormaient s’étaient recouverts de tout ce qu’ils avaient pu trouver. Rien ne dépassait, ni nez ni oreilles, il fallait vraiment être habitué à ce genre de vie pour soupçonner que, sous ces tas de chiffons, une subtile mécanique humaine continuait à vivre et s’efforçait de recouvrer des forces.
Certains autres, enfouis au fin fond de leur tanière, jouaient aux cartes ou écrivaient à la lueur vacillante d’une bougie ou d’une merveilleuse chaufferette éclairante. Je dis « merveilleuse chaufferette », car cet appareil était vraiment formidable. Cette lampe-chaufferette, haute d’environ vingt-cinq centimètres, pouvait être alimentée par de l’essence, du pétrole, et même du gas-oil. Il suffisait de régler le gicleur et l’admission d’air. Un réflecteur projetait derrière une vitre l’éclairage obtenu par le bec à combustion. Une blague courait parmi les landser selon laquelle l’armée en étudiait une plus perfectionnée. Cette nouvelle superlampe devait, disait-on, distribuer de la bière.
Ceux qui ne dormaient pas, ou qui ne veillaient pas, absorbés à jouer ou à écrire, liquidaient l’alcool que l’on distribuait sans compter en même temps que les munitions. « Les flacons de vodka, de schnaps et d’alcool du Terek, deviennent aussi nombreux que les obus de « Pak », me dira quelques jours plus tard un vieux fantassin qui attendait qu’on l’évacue par le prochain train sanitaire. « C’est la meilleure façon de faire des héros, ajoutait-il. La vodka purge la cervelle et dilate les forces ; moi, depuis deux jours, c’est ce que je fais sans arrêt. J’en oublie que j’ai sept éclats dans le sac, à ce qu’a dit le docteur. » Nous réussîmes sans peine à regagner nos deux traîneaux.