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— Sacredieu ! lança Halls à mon intention, est-ce que je rêve ou le temps est-il devenu doux ? Je transpire comme un bœuf sous mes hardes. J’ai peut-être de la fièvre, il ne manquerait plus que je sois malade !

— Alors je suis malade aussi, rétorquai-je. J’ai l’impression d’être tombé à l’eau.

— C’est tellement vous avez eu la chiasse aujourd’hui, se permit de dire le type qui, cet après-midi avait hurlé : « Ils vont me tuer. »

— Merde alors, tu es encore aussi vert que ta tenue et tu te permets de nous critiquer ! répondit simplement Halls.

Nos traîneaux transportaient six blessés en plus de nous-mêmes. Quoique moins chargés qu’à l’aller, ils avançaient moins bien. Les petits chevaux paraissaient peiner. La neige ramollissait à vue d’œil. Le vent transportait des parcelles de neige presque fondue, qui ne tarderait plus à se transformer en pluie. Pour nous autres, qui avions passé ce terrible hiver, cet adoucissement de la température nous semblait être digne de la Côte d’Azur.

Nous mîmes deux heures pour réintégrer nos baraquements situés en arrière du front. Nous ne nous fîmes pas prier pour nous jeter sur les grabats qui nous étaient attribués. Malgré la fatigue et l’émoi de cette rude journée, je ne parvins pas tout de suite à fermer les yeux. Les bords du Don revenaient sans arrêt à mon esprit. J’entendais encore les miaulements des projectiles amis ou ennemis, les déflagrations d’une violence que je n’aurais pas pu soupçonner. Et moi qui trouvais que mon mauser avait un bruit à vous faire sauter les tympans ! les exercices en Pologne étaient une rigolade à côté du vacarme de cet après-midi.

Et tous ces types habillés en soldats qui vivaient comme des taupes grelottantes. Certes, nous n’avions pas plus chaud dans nos camions sur la « troisième internationale », cela avait même été pire pendant le ravitaillement en traîneau. Mais à part le froid, qui évidemment avait réussi à tuer quelques-uns d’entre nous, nous ne risquions pas d’être hachés par un obus russe.

Les fantassins de la rive ouest du fleuve devaient se battre en plus. C’était là toute la différence avec nous autres de la Rollbahn. On nous avait d’ailleurs promis que nous deviendrions comme ces fantassins, des troupes combattantes, si nous réussissions, à nous distinguer dans notre service de ravitailleur. Cette promesse, que nous avions reçue de la part de notre commandant, lorsque nous étions au Wagenlager près de Minsk, s’adressait évidemment aux jeunes recrues comme Halls, Lonscn, Olensheim et moi-même. Nous l’avions accueillie comme un honneur. Nous étions très fiers de la confiance que l’on ne tarderait plus à nous accorder. Les anciens, je veux dire les combattants de Pologne ou de France, ceux qui, à la suite d’une blessure considérée comme grave, avaient été versés dans les services auxiliaires de la Rollbahn, avaient ricané devant notre enthousiasme. Ils avaient même tenté de nous conseiller de nous montrer inefficaces. Mais nous étions sourds à leurs conseils. Il est vrai qu’ils s’y étaient pris comme des idiots en nous faisant remarquer, à chaque instant, que notre place était à l’école. Rien de tel pour nous vexer et nous faire envier les Hitlerjugend à qui tous les hommages étaient rendus et qui défilaient dans les Kriegspiel sous des tonnerres d’applaudissements et de Sieg Heil !

Alors, toutes ces souffrances endurées pendant le long périple qui nous avait amenés près de Voronej, devaient être considérées par nous-mêmes comme de petites incommodités pour lesquelles nous n’avions pas le droit de nous plaindre. Dans cet univers de peur et de mort qu’était la vie des soldats de première ligne, nos cruelles difficultés n’avaient aucune chance d’être prises au sérieux. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, notre situation ne serait jamais considérée comme tragique. Ne nous avait-on pas accusés de prendre tranquillement notre temps et de batifoler avec les Ukrainiennes ? Les communiqués du journal du front nous accusaient directement et nous rendaient presque responsables du retrait des troupes allemandes du Caucase qui avaient été obligées de se replier sur le nouveau front au-delà de Rostov. Faute d’approvisionnement, ces troupes avaient été forcées d’abandonner le terrain si durement conquis pour ne pas connaître le même sort que les combattants de Stalingrad.

Dans les quelques discours, que nous avaient adressés nos officiers, on nous demandait souvent de faire ceci malgré cela, d’avancer coûte que coûte, de faire plus qu’il n’était possible, d’envisager le pire, voire le sacrifice suprême. Nous avions pris conscience de notre devoir et nous étions persuadés d’avoir fait plus que le nécessaire. En fait, malgré nos efforts non ménagés, en dépit des cuisants moments que nous avions connus, nous n’avions fait que la moitié de ce que l’on attendait de nous. Il aurait donc fallu aller jusqu’au sacrifice absolu ! Maintenant ce mot prenait toute son importance.

Ainsi, nous n’étions que des bons à rien, incapables de faire face aux lourdes responsabilités qui nous incombaient. Nous ne pourrions pas avoir accès aux unités combattantes et nous resterions les bonniches insuffisamment vigilantes de la Wehrmacht. Je ne savais plus trop quoi souhaiter. L’état de fantassin offrait évidemment plus d’occasions de faire le sacrifice de sa vie.

« Sacrifice absolu », avait dit le haut commandement. Ce mot dansait dans ma tête et m’étourdissait. Les yeux grands ouverts, dans l’obscurité impénétrable de notre baraquement, je m’enfonçais peu à peu dans le sommeil comme dans un grand trou noir.

Chapitre III

En marche arrière : Du Don à Kharkov

Premier printemps. Première retraite. La bataille du Donetz

Trois ou quatre jours suivirent où nous connûmes à peu près les mêmes occupations. La neige fondait partout et le froid s’estompait aussi rapidement qu’il nous avait surpris. Ainsi vont les saisons dans cette sacrée Russie. De l’hiver implacable, on passe à un été torride sans presque avoir connu le printemps. Aussi, le dégel n’apporte-t-il vraiment aucune amélioration militaire : au contraire, il peut même aggraver les choses. La température passée de 15° ou 20° au-dessous de zéro à 5° ou 6° au-dessus, faisait fondre un inimaginable océan de neige que l’hiver avait consciencieusement amoncelé sans un jour de dégel.

D’énormes flaques d’eau, pour ne pas dire des étangs, se formaient un peu partout sur la neige incomplètement fondue. Pour la Wehrmacht, qui avait enduré les affres de cinq longs mois d’hiver, cet adoucissement tombait du ciel comme une bénédiction. Avec ou sans ordres, nous avions ôté nos capotes ou survêtements crasseux et commencions un nettoyage général. Des types, complètement à poil, n’hésitaient pas à entrer dans l’eau glacée de ces étangs provisoires pour faire leurs ablutions. Aucune détonation ne venait troubler l’atmosphère parfois ensoleillée.

La guerre, dont nous sentions quand même l’indéfinissable présence, semblait elle aussi s’être adoucie. J’avais fait la connaissance d’un type sympathique, un sous-off du génie, dont la section habitait momentanément le baraquement face au nôtre. Il était originaire de Kehl, juste en face de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin. Il connaissait la France mieux que son propre pays et en parlait la langue impeccablement. Les conversations que j’avais avec lui étaient toutes en français et me reposaient du fastidieux baragouinage élaboré avec mes autres camarades. Chaque fois que cela était possible, nous passions ensemble des moments de détente et de franche rigolade ; Halls s’était joint à nous et perfectionnait son français, tout comme j’avais été obligé de travailler l’allemand.