Ernst Neubach, c’était son nom, était vraiment fait pour son emploi de sapeur du génie. Il n’avait pas son pareil pour édifier avec quelques vieilles planches un abri aussi étanche qu’aurait pu le faire un ouvrier maçon avec des matériaux adéquats. Un système de douche, installé avec un gros réservoir de tracteur, fonctionnait remarquablement, une lampe-chaufferette chauffait continuellement les cent cinquante litres d’eau que l’on maintenait toujours à niveau. Les premiers à essayer cette installation reçurent une douche faite d’un mélange d’eau tiède et de gas-oil. Malgré les rinçages successifs que nous avions administré à notre récipient, l’eau resta longtemps teintée par le dépôt des matières qu’il avait contenues précédemment.
Le soir, il y avait foule. Une foule gueularde à laquelle se mêlaient souvent nos supérieurs. Les prioritaires à la douche étaient ceux qui donnaient le plus de cigarettes ou une part de pain de munition. Notre feldwebel Laus en paya une trois cents cigarettes. Les douches commençaient toujours après la soupe de 5 heures et se prolongeaient tard dans la nuit dans un concert de rigolades. Pour avoir bénéficié des bienfaits de l’installation de Neubach avant les camarades, les douchés se retrouvaient souvent le cul dans la boue liquide qui envahissait les abords de notre cantonnement. Ici nous ne connaissions ni le couvre-feu ni les autres obligations de la caserne. Pourvu que le boulot soit fait, on pouvait rire, boire et dégueuler toute la nuit, si bon nous semblait.
Nous connûmes là une huitaine de jours tranquilles. Chaque corvée nous obligeait à patauger dans une bouillasse de plus en plus importante. Par trois fois, nous retournâmes sur le front, incroyablement calme. Nous transportions, à dos de cheval ou sur des chariots, l’approvisionnement au landser des graben qui faisaient sécher leur linge au-dessus des parapets. De l’autre côté du Don, les Ivans avaient l’air de mener la même vie.
Un fantassin tout barbu à qui l’on demandait si tout allait bien répondit en riant :
— La guerre est certainement finie. Hitler et Staline ont dû se réconcilier. Je n’ai jamais vu un calme plat pareil : les popovs se saoulent la gueule du matin au soir. Hier soir ils ont chanté jusqu’à « peut plus », ils se paient un culot monstre. Certains se baladent carrément au-delà de leurs trous. Werk en a vu trois qui allaient puiser de l’eau dans le Don, comme ça au nez de nos mitrailleuses. Hein, Werk, que c’est vrai ? surenchérit-il en s’adressant à un landser chafouin en train de se laver les pieds dans une flaque d’eau.
— Oui, répondit l’autre, on n’a pas osé tirer. Pour une fois que les uns et les autres peuvent passer leur museau au-delà du trou sans prendre un morceau de ferraille entre les deux yeux !
Un sentiment de joie commençait à ruisseler timidement dans nos cœurs. La guerre serait-elle terminée ?
— C’est bien possible, fit Halls, j’ai entendu dire que les soldats sont toujours les derniers avisés dans ces circonstances-là. Si cela est vrai, nous le saurons demain ou après-demain. Tu te rends compte, Sajer, nous allons peut-être repartir chez nous. On va s’en payer, fit Halls en s’exaltant, ce n’est pas croyable.
— Ne saute pas en l’air avant de savoir, ronchonna un vieux de la Rollbahn, ne te fais pas trop d’illusions.
Cette objectivité vint doucher notre enthousiasme.
Comme d’habitude, nous empruntâmes le chemin transformé en canal qui menait à nos baraquements. Nous nous arrêtâmes un instant pour bavarder avec Ernst, qui travaillait avec sa section à la remise en état du passage.
— Si ça continue, nous dit-il, il faudra circuler en bateau ; deux camions viennent de passer et les pierres que nous nous esquintions à tasser sur la piste ont disparu, noyées dans la boue. Ça doit être beau là-bas dans les tranchées !
— Oh ! fit Halls, ils sont dans une merde ! Mais ils ont un moral terrible, c’est tout juste s’ils n’ont pas brisé leurs fusils pour faire du feu avec. Les landser et les popovs rigolent ensemble.
— Qu’ils en profitent, chuchota Ernst, il se passe de drôles de choses. Vous voyez le camion-radio là-bas qui a l’air de flotter ? il reçoit sans arrêt des messages. Les coureurs se relaient sans discontinuer. Le dernier a abandonné sa moto trop embourbée et a filé au pas de course porter son message au commandant.
— C’est peut-être des félicitations pour tes douches, plaisanta Mails.
— J’aimerais qu’il ne s’agisse que de ce genre de blagues, mais cela me surprendrait. Lorsque ces gars-là se mettent à courir, tout le monde ne tarde pas à en faire autant.
— Défaitiste ! lança Halls, rigolard, en s’éloignant.
Lorsque nous arrivâmes au cantonnement rien ne semblait avoir changé. Nous avalâmes la macédoine brûlante que notre cuistot nous avait mitonnée et nous nous apprêtions à plaisanter comme les soirs précédents. Le sifflet de Laus commanda le rassemblement. « Sapristi, me dis-je, Neubach a vu juste, voilà que ça recommence. »
— Je ne vous ferai rien remarquer quant à vos tenues merdeuses, marmonna notre cher feldwebel. Rassemblez vos frusques ; nous pouvons être appelés à changer de cantonnement d’une heure à l’autre. Compris ? Alors rompez !
— Merde, on était trop tranquille ici, murmura quelqu’un.
— Hé, tu crois que tu vas passer le restant de ton temps ici à déconner. Nous sommes en guerre, mon vieux, lui répondit son compagnon.
Rassembler ses frusques signifiait qu’il fallait se tenir prêts à se présenter sur les rangs dans une tenue impeccable, avec les courroies des équipements croisées d’une façon réglementaire. C’est du moins ce que l’on nous avait enseigné à Chemnitz et à Bialvstok. Ici, évidemment, la discipline était quelque peu relâchée. Néanmoins il dépendait de l’humeur d’un de nos officiers de procéder à une vérification qui allait de l’intérieur du canon de fusil jusqu’aux doigts de pieds, et qui exposait le fautif à une série de corvées extrêmement pénibles ou de gardes interminables.
Je me souvenais encore trop bien des quatre heures de planton que j’avais supportées quelques jours après mon incorporation à Chemnitz. Le lieutenant avait tracé un cercle à la craie sur le ciment de la cour exposée en plein soleil. Puis j’avais dû endosser le paquetage des punis : c’est-à-dire un sac à dos, chargé de sable, qui approchait les quarante kilos. J’en pesais cinquante-neuf. Au bout des deux premières heures, mon casque était devenu brûlant sous l’effet du soleil d’août.
Les derniers moments m’obligèrent à concentrer toute ma volonté sur mes genoux qui menaçaient à chaque instant de se plier. À plusieurs reprises, je crus m’évanouir, tant mes efforts pour rester debout furent pénibles. J’appris ainsi qu’un bon feldgrau ne devait pas traverser la cour de la caserne avec une main dans la poche de son pantalon.
Aussi, nous nous escrimions tous à mettre le matériel que nous avait confié l’armée en bon ordre. Nous nous esquintions à faire briller le cuir de nos bottes détrempées.
— Et dire que lorsqu’on aura fait dix mètres à l’extérieur, tout ce travail disparaîtra ! jura un gars qui s’épuisait sur ses godasses.
Il nous fallut une bonne heure pour donner à notre paquetage un aspect à peu près propre. Vingt-quatre heures se passèrent encore, avant que notre villégiature sur les bords du Don ne se transformât en terreur.