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Le jour, qui s’était levé, nous privait maintenant d’une partie du spectacle. Les éclairs n’étaient guère visibles. Partout une fumée assez dense recouvrait l’horizon. Des geysers plus sombres s’élevaient ça et là. Vers midi, alors qu’éreintés nous continuions à courir d’une besogne à l’autre, notre artillerie entra en folie. Je ne sais à quoi cela correspondait sur le plan militaire. Assis dans un vaste entonnoir qu’une explosion avait asséché, je regardais le long tube d’un 155 qui crachait à un rythme régulier.

J’avais enfin retrouvé Halls et Lensen. Les poings sur les oreilles nous regardions japper la pièce. Souriant, Halls comptait les coups avec un petit acquiescement de la tête.

Pendant deux jours nous ne prîmes pratiquement aucun repos. La valse de la mort continua. Nous transportions maintenant les blessés qui affluaient vers des abris plus ou moins remplis d’eau. Là, des infirmiers donnaient les premiers soins aux amochés que l’on déposait sur des claies de branchages. Leurs gémissements emplissaient l’infirmerie de fortune. Bientôt on dut les déposer dehors, à même la bouillasse, l’infirmerie étant comble. Les chirurgiens retournaient et opéraient sur place les moribonds. Je vis là des choses effroyables, comme des troncs vaguement humains, dont l’ensemble n’était plus qu’un mélange de boue et de sang.

Le matin du troisième jour, la bataille redoubla. Nous étions livides de fatigue. Cela dura jusqu’au soir. Puis, en une heure, tout cessa enfin. Sur le front du Don meurtri, de la fumée s’élevait de partout. La mort avait comme une odeur. On accorde effectivement une odeur à la mort lorsqu’elle atteint une échelle aussi importante. Ceux qui ont vécu l’atmosphère des champs de bataille me comprendront. Je ne parle pas de décomposition. Non, c’est autre chose. Une chose indéfinissable et qu’il est impossible de mieux exprimer.

Deux des huit baraquements qui formaient notre camp avaient été transformés en cendre. Ceux qui demeuraient debout étaient envahis par une foule de blessés. Voyant que nous allions tourner de l’œil, tant nous étions à bout, Laus qui, tout compte fait, était un brave type, nous accordait par-ci par-là une heure ou deux de repos. Où que nous fussions, nous nous laissions choir, terrassés par un sommeil de mort. Lorsque, après deux heures, on nous en arrachait, nous nous redressions, hagards, avec l’impression de n’avoir dormi que quelques minutes.

La fatigue nous envahissant à nouveau, nous reprenions notre travail de cauchemar qui consistait à transporter des hommes mutilés et geignants, ou bien à aligner des morts calcinés que nous devions fouiller pour prélever une partie de la plaque d’identité destinée à être envoyée à leur famille avec la mention « est tombé en héros au champ d’honneur pour l’Allemagne et pour le Führer ».

Dans la journée qui suivit la dernière bataille, que l’armée allemande livra sur le Don, des festivités eurent lieu malgré les milliers de tués et de blessés. On entrouvrit la bouche des moribonds et on leur fit avaler de la vodka pour fêter une victoire qui, finalement, n’en était pas tout à fait une. Sur un front d’environ soixante-cinq kilomètres, le général Joukov, aidé de la maudite armée « Sibéria » – celle qui venait de contribuer à l’écrasement de la VIe armée de Stalingrad – avait tenté pendant trois jours de briser le front du Don au sud de Voronej. Les furieux assauts rouges s’étaient effectivement écrasés sur nos positions solidement tenues. Des milliers de soldats soviétiques avaient payé de leur vie cet effort qui n’avait pas abouti, bien qu’il eût coûté fort cher à nos troupes.

Les trois quarts de ma compagnie partirent le soir même, emportant dans leurs camions des blessés presque les uns sur les autres. Je fus, du même coup, séparé momentanément de Halls et de Lensen. Je n’aimais vraiment pas me sentir éloigné de mes deux bons copains. L’amitié compte beaucoup pendant la guerre. Cela est d’ailleurs assez curieux. Dans cette période de haine généralisée, les hommes du même camp sont souvent soudés par une solide amitié, alors qu’en temps de paix les portes se ferment sur la médiocrité de chacun.

Je me retrouvai donc seul avec des types plus ou moins intéressants et avec lesquels je n’avais guère eu l’occasion de parler. Aussi les abandonnai-je précipitamment pour passer la nuit sur la banquette d’un camion et récupérer quelques forces.

Les sifflets du rassemblement vrillèrent mes tympans de très bonne heure. J’entrouvris les yeux. La cabine du camion que j’occupais faisait un lit parfait et, à peu de chose près, de ma taille. J’avais enfin l’impression d’avoir dormi. Malgré tout, la fatigue avait durci mes muscles et j’eus un mal de chien à m’arracher de mon reposoir. Sur les rangs, des types tout fripés et ébouriffés arrivaient en toussotant.

Laus qui, tout comme nous, avait dormi avec son équipement, n’était pas très brillant. Il nous annonça que nous allions quitter cet endroit et remonter vers l’ouest. Au préalable, nous devrions demeurer auprès de la section du génie pour l’aider à rembarquer ou à détruire tout ce qui restait. Nous passâmes devant la marmite d’où on tira un liquide brûlant qui ne pouvait guère prétendre être du café. Puis nous nous joignîmes au génie.

Nous partîmes fort loin avec des bourricots, sur lesquels nous devions charger toutes les munitions que nous trouvions afin qu’elles ne tombent pas aux mains de l’ennemi après notre départ. Car le départ était général. De longues files de fantassins incroyablement crottés sortaient de cette mer de boue et se dirigeaient à l’ouest. Je pensais un instant qu’il s’agissait d’une relève. Ce n’était absolument pas le cas : toute la Wehrmacht de la rive ouest du Don avait reçu l’ordre de se replier. Nous ne comprenions vraiment pas à quoi avait pu servir de résister héroïquement pendant trois jours pour battre ensuite en retraite une fois le danger écarté.

Car nous ignorions, pour la plupart, que le front de l’Est avait sérieusement changé d’aspect depuis janvier. À la suite de la catastrophe de Stalingrad, une forte poussée soviétique avait gagné les abords de Kharkov, retraversé le Donetz et, gagnant ainsi Rostov, avait presque coupé le repli des troupes allemandes du Caucase. Celles-ci avaient dû regagner la Crimée en traversant la mer d’Azov au prix de lourdes pertes. À Kharkov, Kouban, voire Ianapa, de violents combats avaient lieu, déclarait notre périodique Ost Front et Panzer Wolfram.

À aucun moment, on ne parlait franchement de repli et, comme nous n’avions pas, nous autres insignifiants feldgrauen, l’occasion d’étudier la géographie russe, nous ne savions pas trop où nous en étions. Néanmoins, il suffisait de regarder une fois une carte de la région pour s’apercevoir que notre position sur la rive ouest du Don constituait l’ultime pointe allemande en territoire soviétique. Fort heureusement pour nous, le haut commandement ordonna notre retraite, avant que l’encerclement venant du nord et du sud nous coupât définitivement de nos bases situées à Bielgorod et à Kharkov. Le Don ne nous servait plus de rempart ; il avait été franchi au nord comme au sud.

Je frémis encore à la pensée que nous aurions pu connaître le même sort que les combattants de Stalingrad ! Heureusement, à cette époque, nous n’étions guère au courant du péril. Quoique le mot « retraite » ait éveillé en nous un écho sinistre.

Seule une précipitation plus accrue que jamais aurait dû nous laisser pressentir ce nouveau danger. Depuis deux jours, l’évacuation battait son plein. Depuis deux jours, les landser, à pied ou chargés en grappes sur les véhicules nous abandonnaient. Bientôt, seule une petite section du Panzergruppe demeura sur notre cantonnement désert. Le passage des véhicules et des hommes dû au reflux de nos troupes avait, cette fois-ci, transformé le terrain de la Luftwaffe en un effroyable bourbier. Imaginez des milliers de camions, tanks, chenillettes, chevaux, troupiers, défilant pendant deux jours et deux nuits sur un terrain déjà défoncé, sillonné de ruisseaux de boue !