— Des blessés, des blessés graves ? fit le flic avec l’air soupçonneux de tous les flics du monde.
— Évidemment, fit Ernst qui n’exagérait rien.
Le con de flic alla tout de même jeter un coup d’œil sous la bâche.
— Ils n’ont pas l’air tellement malades, marmonna-t-il.
Une rumeur furieuse monta de sous la bâche accompagnée d’une bordée de jurons. Seuls les blessés s’offraient de temps à autre le privilège d’insulter la flicaille qui, comme chacun sait, n’existe que pour emmerder le pauvre citoyen, qu’il soit militaire ou civil.
— Fumier de délivrance de vache ! mugit un type à qui il manquait une partie de l’épaule. Ce sont des pourris comme toi que l’on devrait faire monter sans arrêt en ligne. Laisse-nous passer ou je t’étrangle de la seule main valide qui me reste.
Le landser fiévreux s’était redressé malgré la douleur qui endiguait ses mouvements et le rendait atrocement pâle. Il aurait été bien capable de mettre sa menace à exécution.
Le con rosit et sentit son courage fondre devant cette vingtaine d’éclopés. Il y a loin entre le con fanfaron – qu’il soit schupo ou flic parisien, londonien, belge – qui dresse une contravention à un petit bourgeois chiasseux parce qu’il a grillé un feu rouge, et le con, même à l’arrière d’un champ de bataille, qui a affaire à des lascars tenant leurs tripes à pleines mains ou ayant sorti celles d’un autre avec un bout de ferraille baptisé baïonnette. Sa hargne se transforma en un petit sourire figé.
— Fichez-le-camp ! lança-t-il d’un air de s’en foutre. (Les flics ne s’en foutent jamais, à moins qu’ils aient peur, c’était son cas.)
Quand le camion eut fait un tour de roue, il lâcha enfin son fiel.
— Allez crever ailleurs ! lança-t-il.
Nous eûmes des difficultés à nous faire distribuer trente litres d’essence. Le camion les bouffait facilement à l’heure. Néanmoins, nous fûmes fort heureux de les prendre et de quitter cette cohue. La route bourbeuse possédait tout de même un faible revêtement qui d’ailleurs manquait à certains endroits par dizaines de mètres carrés. Là, les fondrières aux profondeurs imprévisibles étaient à éviter. Nous roulions tantôt sur cette fameuse grande voie soviétique, tantôt sur le côté, voire dans la prairie voisine.
Loin sur notre droite, un convoi essayait d’avancer sur une voie parallèle.
Dix kilomètres plus loin, nous tombâmes sur une troupe d’infanterie motorisée. Les types étaient sur le pied de guerre et semblaient attendre les Soviets plutôt que leurs compagnons d’armes. Un barrage de flics nous stoppa à nouveau. Comme des cons, en quête d’une erreur que nous aurions pu commettre. Ils inspectèrent tout le camion, ils vérifièrent nos livrets, s’assurèrent de notre destination…, mais là, ils durent nous renseigner. L’un de ces grincheux fut obligé de compulser le registre qu’il avait suspendu autour de son cou. D’un ton de chien qui aboie, il nous indiqua que nous devions bifurquer à cent mètres et nous diriger vers Kharkov. Ce que nous fîmes à regret car la route redevenait dans cette direction un infect bourbier.
Avançant à trente à l’heure, nous aurions tôt fait d’épuiser notre maigre réserve d’essence. Avec angoisse, nous dépassions sans arrêt des véhicules abandonnés dans la boue, en panne de mécanique ou d’essence. Nous fûmes bientôt arrêtés par une cinquantaine de landser à pied, incroyablement crottés. Ils prirent d’assaut le camion. Parmi eux, il y avait des blessés. Certains s’étaient débarrassés de leurs pansements en putréfaction.
— Une place, les gars ! demandaient-ils tous, en grimpant de force.
— Vous voyez bien que nous sommes déjà archipleins. Allons, dégagez ! insista Ernst.
Impossible de s’en débarrasser. Les types s’engouffraient par la plate-forme arrière et piétinaient nos blessés pour faire de la place. Ernst et moi nous nous mimes à gueuler. Rien n’y fit. Ils s’empilaient partout.
— Emmène-moi, pleurnichait un pauvre diable dont les mains sanguinolentes s’accrochaient à ma portière. Un autre brandissait une permission déjà presque écoulée. L’arrivée d’un steiner, suivi de deux camions, remit de l’ordre. Un capitaine S.S. descendit du steiner.
— Qu’est-ce que c’est que ce tas de vaches ! Vous êtes tombés en panne au milieu du chemin. C’était fatal ! Vous êtes une centaine là-dedans.
Déjà les bouseux s’égaillaient sans demander leur reste. Ernst s’avança et se planta au garde-à-vous. Puis il expliqua la situation au capitaine.
— C’est bon, fit celui-ci, prenez cinq soldats, parmi les blessés, en plus. Nous en prendrons cinq également. Les autres continueront à pied et seront ramassés par les convois qui suivent. Allons, en route !
— Herr Hauptmann, ajouta Ernst, nous serons à court de carburant d’ici à quelques minutes.
Le capitaine fit signe à un des soldats du steiner de nous porter une nourrice de vingt-cinq litres. Le temps de vider le récipient dans le réservoir et nous nous remîmes en route à la suite de l’officier bienveillant.
Plus loin, nous rencontrâmes encore de nombreux bougres, piétinant dans la gadoue. Malgré leurs supplications, nous continuâmes sans nous arrêter. Vers midi, nous atteignîmes, avec notre dernière goutte d’essence, un bourg dans lequel on regroupait une unité pour monter en ligne. Il s’en fallut d’un poil que je ne devienne fantassin avant l’heure. Nous dûmes attendre jusqu’au lendemain matin pour toucher, par une combinaison que Neubach avait réussi à mettre au point, vingt litres de carburant. Nous allions repartir, lorsque notre oreille fut désagréablement surprise. Au loin, très au loin bien sûr, le bruit du canon se faisait entendre. Comme nous pensions avoir sérieusement distancé le front, nous fûmes très étonnés en même temps que très inquiets. Nous ignorions que nous suivions une ligne parallèle à la ligne du front : Bielgorod, Kharkov. Je ne devais l’apprendre que beaucoup plus tard.
Néanmoins nous nous remîmes en marche sans tarder. Nous dûmes, au préalable, descendre deux mourants de notre camion pour recharger trois autres types éclopés. C’est à partir de 15 ou 16 heures que tout se gâta de nouveau.
Nous formions une petite colonne d’une dizaine de véhicules. Le camion où je me trouvais était à peu près au milieu. Nous venions de traverser une section blindée dont les chars avançaient à la façon des bestioles envasées que la mer découvre à marée basse. De toute évidence, ils se rendaient au-devant d’un ennemi sans doute très proche. Malgré le bruyant échappement de nos camions, le grondement de l’artillerie nous arrivait de notre gauche. Ernst et moi, nous échangions des regards qui en disaient long sur notre inquiétude. Nous fûmes stoppés par des gars qui mettaient en batterie un canon antichar.
— Foncez, les gars ! cria un officier, alors que nous avions ralenti, les Ivans ne sont pas loin.
Cette fois nous étions renseignés. Je me demandais vraiment comment les Russes, que nous avions laissés à au moins cent cinquante kilomètres derrière, pouvaient être présents en ces lieux. Ernst, qui conduisait sans cesse, força l’allure du Tatra. Devant nous, les cinq ou six autres bagnoles en avaient fait autant. Soudain, dans le ciel, apparurent cinq avions à une altitude moyenne. Je les fis immédiatement remarquer à mon ami.
— Des « Yak », cria Ernst. Il faut nous mettre à l’abri.
Partout, alentour, il n’y avait que de la boue avec, de-ci, de-là, un boqueteau grêle et dérisoire. Dans le ciel, il y eut un « tac-tac-tac ! ». La colonne accéléra vers un médiocre repli de terrain où elle pensait échapper au rase-motte des avions soviétiques. À travers les cahots et les projections de boue, je m’étais penché à la portière pour mieux voir. Là-haut un combat aérien se déroulait. Deux « Focke Wulf » avaient surgi et descendaient sur leur passage deux « Yak » qui s’écrasèrent loin à l’ouest.