La main de mon camarade pressa convulsivement mon bras. Puis la pression dura, dura… dura si longtemps que j’en lâchai l’accélérateur. Je stoppai même, en proie à la pire inquiétude. J’osai regarder le visage mutilé dont le regard trouble s’était fixé comme sur une chose que les vivants ne peuvent pas voir. Les yeux de Neubach semblèrent se voiler d’une pellicule bizarre. Le cœur battant à m’en faire mal, je refusais d’accepter ce que je devinais sans difficulté.
— Ernst ! hurlai-je à nouveau.
Derrière, dans le camion quelques voix s’élevèrent.
Je poussais mon compagnon. J’implorais le ciel qu’il ait une réaction. Son torse bascula lentement contre la portière opposée à la mienne.
— Mort ! ERNST ! MORT ! mort ! mort ! Ernst ! maman ! au secours ! mort…
Un tremblement nerveux s’empara de moi. Apeuré par ce qui m’arrivait, je m’adossai contre l’autre portière l’esprit divaguant. Puis je descendis en chancelant et me laissai choir sur le marchepied. La tête entre mes mains, j’essayai d’imaginer avec force que tout cela n’avait pas de sens, que je faisais un mauvais rêve et que j’allais m’éveiller devant un autre horizon où il n’y aurait plus un ciel si lourd et si grand, où la boue ne serait qu’une flaque d’eau devant la porte de chez moi et non pas une mer immense, où il y aurait enfin quelqu’un qui me viendrait en aide, où près de moi se trouveraient des jeunes gens de mon âge qui ne seraient pas habillés en soldats, avec des visages où je lirais autre chose que la peur, la souffrance. J’imaginais des êtres souriants et loyaux, idéalisés. Idéalisés comme peut les concevoir un jeune homme de dix-sept ans à qui on fait vivre une vie dont beaucoup d’hommes mûrs ne s’accommodent pas. Moi qui ne connaissais pratiquement pas la paix des hommes, au sortir d’une enfance sans opinion, je me faisais encore une foule d’illusions.
Je savais que nous devions passer par ces mauvais moments, pour ensuite connaître une humanité bienveillante. C’est du moins ce que nous avait dit notre Führer Adolf Hitler. Rien de cela n’existe. Qu’il repose en paix. Je ne lui en veux pas plus à lui qu’à tous les autres grands dirigeants de ce monde. Lui, au moins, bénéficie du doute puisqu’il n’a pas eu l’occasion d’établir ces lendemains de victoire. Tandis que les autres, qui ont organisé leur petite paix grelottante aux quatre coins du monde, les autres qui, stupidement hantés par une frousse injustifiée, et au nom d’une évolution éducatrice, ont laissé aux primates du globe l’occasion d’allumer un peu partout des incendies menaçants, ces autres-là peuvent être jugés.
Des commerçants pendables. Des commerçants qui ne pouvant plus vendre de nègres, ont alors trouvé une astuce presque aussi rentable et qui vendent à présent les blancs aux nègres ! Tout ceci enrobé dans une petite politique mielleuse de vieille femme. Une politique qui ne prend pas position.
Sait-on jamais ? le vent peut tourner. Évidemment, dans l’attitude de Hitler ou de Mussolini il y avait un autre style. Ceux-là se permirent de dire non aux vieilles convenances. À tous les potentats : industriels, franc-maçons, juifs ou culs-bénits. À cette époque, tous ces indolents étaient comme des carpettes : fous d’inquiétude devant leurs tirelires dans lesquelles le chef d’orchestre Hitler puisait à deux mains. Cela, évidemment, les rendait blêmes de voir gaspiller tout cet argent pour réaliser un grand opéra. Alors, les spectateurs chiasseux et apeurés grimpèrent sur la scène et étouffèrent le metteur en scène prodigue. Mais ils ne connaissent pas la paix. Les coliques les travaillent sans arrêt. Ils sont à la merci du premier chef de musique, noir ou jaune qui risque de les faire danser une autre danse. Mais cette danse-là ne sera pas européenne et ils ne comprendront pas.
La tête entre les mains, je ne songeais pas encore à tous ces maux sans remède. J’imaginais ce que serait mon réveil, lorsque je sortirais de l’affreux cauchemar où mon pauvre ami Neubach venait de perdre la vie. Hélas ! mes yeux grands ouverts fixaient une sordide flaque bourbeuse dans laquelle mes deux bottes crottées reposaient. Un souffle de vent ridait de temps à autre ce miroir trouble. Ces rides ressemblaient à un rictus et symbolisaient déjà pour moi, et pour la première foin, le rire du monde : un rire trop souvent bête et dépourvu de sens, un rire faux. J’étais bel et bien éveillé.
Mon cauchemar n’était que la réalité.
Par la ridelle arrière deux têtes émergèrent et posèrent une question que je n’entendis pas. Je me levai et tournai le dos. Je fis quelques pas. J’avais besoin de sentir le rude contact du drap et du cuir contre mes jambes et mes pieds et surtout de me secouer de l’engourdissement dans lequel je me trouvais.
Ce petit exercice physique ranima en moi un peu d’espoir en la vie. Je me pris à penser que tout ceci n’était pas bien grave, que c’était un mauvais moment, qu’il fallait sourire et oublier. Je m’ancrai dans cette idée. Sur mon visage, émacié par la fatigue et le dégoût, j’essayai de poser un dérisoire sourire. Deux blessés sautèrent du camion et allèrent soulager un besoin naturel. Je les regardais sans les voir.
La vie chassait en moi les nuages sombres qui venaient d’endeuiller mon existence. Je me mis à espérer dur comme fer que tous les landser du front russe allaient voler à notre secours. Que quelque chose allait nous venir en aide. Brusquement je me mis à songer à la France ! Aux Français !… Oui, les Français arrivaient à notre aide. La presse du front en parlait : les premiers légionnaires français arrivaient à la rescousse. J’en étais sûr ! J’avais vu leur photo.
Un souffle chaud m’envahit. Ernst serait vengé. Ernst, ce pauvre bougre incapable de tuer une poule. Il n’avait passé son temps qu’à faire les abris les plus secs pour recevoir des garçons grelottants de froid. Et son système de douche chaude ! Les Français arrivaient. Je leur sauterais au cou. Ernst, les Français, tu les aimais comme tes propres compatriotes. Fort heureusement cet élan de joie, qui montait en moi, ne fut pas gâché par la réalité que j’ignorais. J’ignorais en effet que les Français avaient choisi de mener un tout autre jeu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna un type avec un pansement gris qui lui retombait sur les yeux. Nous sommes en panne d’essence ?
— Non, dis-je, mon compagnon vient d’être tué.
Les deux types s’approchèrent de la cabine.
— Merde, ce n’est pas beau. Il n’a pas eu le temps de souffrir.
Moi, je savais qu’Ernst avait agonisé vingt minutes.
— Il faut l’ensevelir, dit l’autre.
À nous trois, nous descendîmes le corps presque raidi. J’agissais maintenant comme un automate, mon visage ne traduisait certainement aucune émotion. J’avisai un petit monticule où la terre me paraissait moins détrempée. Je menai le groupe funèbre vers cet endroit.
— Hé, où nous emmènes-tu ?
— Là ! répliquai-je d’un ton énervé.
Nous n’avions pas trouvé de pelle à bord de ce maudit camion. Nous creusâmes la terre tendre avec nos casques, la crosse du fusil, avec nos mains… La fosse fut peu profonde, quarante centimètres à peine. Je récupérai moi-même les objets et pièces d’identité qu’Ernst Neubach portait sur lui. Déjà, les deux hommes renvoyaient la terre en la poussant avec leurs bottes. Je jetai un dernier coup d’œil sur le visage atrocement mutilé.