Выбрать главу

Quelque chose se raidit en moi et sembla s’y fixer. Je ne connaîtrai maintenant rien qui puisse être pire. Un simple bâton fut planté sur la tombe comme pour toutes les autres, le casque y fut accroché. Avec ma baïonnette je réussis à faire une encoche dans le bâton et à y glisser une feuille de papier arrachée du carnet qu’Ernst avait possédé. Avec un bout de crayon, j’y inscrivis en français cette naïve épitaphe :

Ici j’ai enterré mon ami Ernst Neubach

Puis, pour ne pas succomber à une nouvelle émotion, je me détournai brusquement et courus jusqu’au camion.

Nous repartîmes. L’un des blessés était venu prendre la place d’Ernst. Un type au profil bête qui s’endormit presque aussitôt. Dix minutes plus tard, le moteur se mit à toussoter, puis il cala irrémédiablement. La secousse réveilla l’autre porc.

— La mécanique est kaputt ? questionna-t-il.

— Non, fis-je d’un air goguenard, nous n’avons plus d’essence.

— Merde alors, comment allons-nous faire !

— Nous allons continuer à pied. Par ce beau soleil, ce sera délicieux. Les plus valides soutiendront les grands blessés.

La mort de mon camarade m’avait rendu brusquement cynique. J’étais presque heureux que d’autres puissent souffrir également. L’autre tourna son groin vers moi et me toisa de la tête aux pieds.

— Tu n’y penses pas, nous sommes tous grelottants de fièvre !

C’est surtout sa gueule qui me rendait furieux. Cette andouille ne s’était sans doute jamais posé de questions. On l’avait envoyé à la guerre qu’il avait dû faire sans y penser. Puis un obus popov lui avait pété au ras du pif et il s’était senti percé d’éclats. Je suis sûr que c’est tout ce qu’il était capable de traduire de cette gigantesque affaire. Depuis, il roupillait et bouffait les sulfamides qu’on lui avait distribués.

— Alors, vous resterez ici, en attendant de l’aide ou les Ivans. Moi je fous le camp.

Je courus à la ridelle arrière et l’abattis d’un seul coup. En deux mots, j’expliquai la situation. Ça sentait mauvais là-dedans. Les pauvres types étaient dans un état déplorable. Certains n’entendirent même pas mes paroles. Un moment, j’eus honte de ma rudesse. Mais qu’y avait-il d’autre à faire ! Sept ou huit soldats hâves se redressèrent. Leurs traits étaient incroyablement tirés. Une barbe hirsute couvrait leurs joues creuses. Leurs yeux brillaient comme allumés par une forte fièvre. Écœuré une fois de plus, je n’osai plus insister pour qu’ils cheminent à pied. Lorsqu’ils furent au bas du camion, ils s’entretinrent du sort des autres.

— Inutile d’essayer de les mettre debout, murmura l’un d’eux. Partons sans les prévenir, ce sera moins pénible. Peut-être qu’un secours leur arrivera. Il y a encore du monde derrière nous.

Notre lamentable caravane se mit en route. Mon esprit était hanté par l’idée des moribonds que nous avions abandonnés dans le Tatra. Bon Dieu, que pouvions-nous faire d’autre !

J’étais le seul valide et le seul à être armé. J’avais proposé le fusil de Neubach, mais personne ne voulut s’en encombrer. Quelque temps plus tard, un side-car bouillasseux nous rattrapa. Deux soldats, appartenant à une unité blindée, le montaient. Il s’arrêta à notre hauteur sans que nous l’ayons hélé. Deux braves gars. L’un d’eux céda sa place à un de nos éclopés, ramassa son fourniment et décida de continuer à pied avec nous. Finalement, le side-car chargea, les uns sur les autres, trois blessés.

Enfin un garçon vigoureux et sympathique, ne serait-ce que par son geste humain, marchait à mes côtés. Je ne connus pas son nom. Nous eûmes évidemment une large conversation. J’appris ainsi que l’offensive russe s’était brusquement développée et que, dans cette vaste région, nous pouvions à tous moments être croisés par des unités motorisées soviétiques. J’avalai une fois de plus ma salive ! Ce grand lascar avait l’air sûr de lui et de toute notre armée.

— Notre offensive va reprendre incessamment. Le printemps est là, maintenant, nous rejetterons les bolcheviks au-delà du Don et de la Volga.

Ce n’est pas croyable ce qu’il peut être agréable d’entendre quelqu’un d’enthousiaste et de confiant lorsque soi-même on s’est cru perdu. Le ciel, à coup sûr, m’envoyait ce grand feldgrau pour me remonter le moral. J’aurais évidemment préféré que Neubach fût vivant. Mais on doit rester humble, repentant et reconnaissant envers l’au-delà. Et puis, c’est moi qui aurais dû conduire à la place d’Ernst !

Dans la soirée, nous atteignîmes une ferme isolée en rase campagne. Nous eûmes quelques hésitations avant d’y aller. Souvent les partisans s’abritaient dans des bâtisses de ce genre.

D’ailleurs, ils ne pouvaient choisir que les mêmes endroits que nous. Pour tout combattant, la vue d’un toit est toujours un refuge.

Délibérément, le grand Allemand partit devant nous, mitraillette au poing. Il se perdit à travers les constructions. Nous connûmes un moment d’anxiété. Puis sa haute silhouette réapparut et il nous fit signe. La ferme était occupée par un groupe de Russes qui mirent tout en œuvre pour coucher confortablement nos blessés à bout de forces. Les femmes nous servirent même de la nourriture chaude. Tous ces Russes se disaient opposés au communisme. Ils avaient été déportés d’un petit domaine qu’ils possédaient près de Vitebsk, et selon le plan commun, géraient avec les « camarades » du voisinage le grand kolkhoze dans lequel nous étions. Ils avaient, dirent-ils, bien souvent abrité des soldats allemands. Il y avait d’ailleurs sous un abri une V.W. amphibie, prétendument en panne, qu’une section avait abandonnée là. Les partisans ne s’étaient, paraît-il, jamais risqués chez eux. Ils savaient qu’il y avait très souvent des troupes de la Wehrmacht en stationnement. Le grand gars qui m’accompagnait eut un air soupçonneux a sujet de la V.W. amphibie. Les Russes nous mentaient peut-être. Il se pouvait bien qu’ils l’aient volée à l’armée. Nous essayâmes de mettre le véhicule en route. Le moteur tournait, mais nous ne pouvions enclencher aucune vitesse.

— Nous réparerons demain matin, lança le grand gars. Il nous faut prendre du repos. Je monterai la garde le premier. Tu me relaieras vers minuit.

— Nous allons monter la garde ? questionnai-je surpris.

— Bien entendu, on ne peut pas se fier à eux. Tous les Russes sont des menteurs.

Cela promettait, nous allions encore passer une nuit dans l’inquiétude.

Je me dirigeai donc vers le fond du hangar déjà obscur. Un fatras de sacs, de grandes gerbes de paille raide, comme en produisent les tournesols, des cordes, des planches. J’arrangeai tout cela pour me faire une couchette. J’allais ôter mes bottes lorsque mon compagnon m’arrêta.

— Ne fais pas cela, tu ne pourras plus les supporter demain matin. Il faut qu’elles sèchent sur tes pieds.

J’allais émettre une opinion, et faire remarquer que le cuir détrempé ne permettait pas à mes pieds de sécher… mais je me tus. Qu’importait, si mes bottes ou mes pieds étaient mouillés. Qu’importait !… j’étais moi-même trempé, sale et si las…

— Tu peux te laver les pieds, c’est un bon conseil, demain tu seras frais et dispos.

De quoi était donc fait ce type ? Effectivement, il était sale et crotté mais tout son être reflétait une ardeur pleine d’une incroyable volonté. Rien ne semblait avoir été foncièrement touché en lui.

— Je suis trop crevé, lui répondis-je.

Il eut un petit rire.

Je m’allongeai d’un seul coup sur le dos, envahi par une lassitude qui rendait les muscles de mon cou et de mes épaules douloureux. Mes yeux restèrent ouverts quelque temps dans une fixité inquiétante : une peur indéfinissable m’étreignait. Au-dessus de moi, les poutres poussiéreuses se perdaient dans les ténèbres. Un univers noueux s’agita et s’égara d’un seul coup dans mon sommeil de plomb. Assommé, je dormis ainsi, sans doute très longtemps, sans aucune agitation, sans un mauvais rêve. Seuls les gens trop heureux ont des cauchemars, lorsqu’ils ont trop bien bouffé. Pour ceux dont la réalité est déjà cauchemardesque, le sommeil n’est qu’un trou opaque et noir, perdu dans le temps, un peu comme la mort.