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Le steiner de l’officier, qui nous avait rejoint au kolkhoze, partit en avant tandis que les uns et les autres nous sautions au bas de nos transports. Au sud, à deux kilomètres peut-être, une haie d’éclairs furtifs signalait la ligne de feu. Il nous sembla qu’au sud-est, derrière nous, d’autres combats avaient lieu également. Les combattants qui m’accompagnaient pissaient le long des bosquets, ou grignotaient d’un air résigné et indifférent. Moi qui n’ai cessé d’observer les autres pendant toutes ces années de guerre, je ne suis jamais parvenu à trouver cette Indifférence devant un danger aussi cuisant. Néanmoins, j'essayais de prendre la même attitude pour dissimuler mon angoisse nerveuse. Peut-être en était-il de même pour les autres ? Le steiner revint et deux sous-officiers inscrivirent nos noms sur des fiches. Puis, on nous forma par groupes d’une quinzaine. À la tête de chaque groupe, on plaça un sous-off ou un obergefreiter. Puis le hauptmann grimpa debout sur le siège du steiner et nous adressa une petite allocution à travers les détonations environnantes. Il n’y alla pas par quatre chemins.

— L’ennemi barre le chemin de notre retraite. Le contourner nous forcerait à progresser vers le nord à travers la plaine détrempée où aucun chemin n’est tracé. Cette désorganisation risquerait de nous être fatale. Nous devons donc forcer ce barrage et regagner nos nouvelles positions qui sont maintenant toutes proches.

« Au fur et à mesure que les éléments de notre armée du Don arriveront, ils seront engagés pour maintenir le passage qui est d’ores et déjà ouvert et qui permettra à tous les soldats de se soustraire à l’étreinte bolchevik. Vous allez donc gagner, en bon ordre, les points qui vous seront signalés et que vous devrez tenir jusqu’à nouvel avis. Bonne chance ! Heil Hitler ! »

C’est à peu près ce que je compris. J’allais évidemment déclarer que je faisais partie du service de transport, mais j’eus honte brusquement de cette idée. Des caisses de munitions furent éventrées et on nous distribua leur contenu à profusion. Mes poches et mes cartouchières furent remplies et on me donna deux grenades défensives, dont j’ignorais le fonctionnement. En file indienne, nous gagnâmes les abords du village que, par moments, une rafale d’obus ennemis incendiait ici et là.

Des groupes circulaient à travers les décombres. D’autres s'activaient autour des nombreux blessés. Des véhicules allemands carbonisés fumaient encore pêle-mêle. Pas un civil n’était visible. Nous fûmes pris en charge par un lieutenant, qui pria nos quelque cinq ou six groupes de le suivre. Nous descendîmes une longue rue à peu près intacte. Une salve passa en sifflant et nous fit nous jeter à terre. Elle s’abattit sur le centre du bourg quelque part à sept ou huit cents mètres derrière nous. Les projectiles ennemis avaient creusé de nombreux entonnoirs sur la chaussée de terre qui s’étalait entre deux lignes de constructions sans trottoir. Ça et là, le cadavre mutilé d’un landser jalonnait la rue.

Nous marchâmes comme cela, en longeant les murs, pendant un quart d’heure. Jusqu’à ce que le bruit des armes automatiques nous parvînt nettement. Une rafale de mortier balaya la rue à cent cinquante mètres devant nous. Nous eûmes un moment d’hésitation. Du mur de poussière qu’avait soulevé le tir ennemi, des silhouettes émergèrent en courant.

— Achtung ! hurla le lieutenant.

Nous tombâmes instantanément accroupis ou allongés parmi la pierraille, prêts à ouvrir le feu. Des uniformes feldgrau nous apparurent. Nous nous redressâmes un peu. Les types étaient parvenus jusqu’à nous et se jetèrent à nos côtés. À travers la poussière voltigeante, d’autres arrivaient encore. Plusieurs d’entre eux criaient à perdre haleine. Ces cris étaient indescriptibles. Ils exprimaient la peur, la colère et la douleur des blessés.

Mon regard suivit un soldat sans arme qui tentait de courir tout en serrant sa cuisse droite dans ses deux mains crispées. Il tomba, se releva, puis tomba encore. Deux autres avançaient lentement en chancelant. J’entendis un cri « À moi ! » en français.

Du coup, j’écarquillai les yeux pour percer le tumulte et connaître le malheureux qui parlait la même langue que moi. Une nouvelle salve tomba parmi les fuyards, en éparpillant une dizaine.

Deux d’entre eux continuèrent à courir jusqu’à nous, malgré le danger qu’il y avait à demeurer debout. Ils bondirent dans une porte qu’ils enfoncèrent sur le coup. Ils restèrent dans le chambranle en criant à tue-tête des imprécations en français.

Stupéfait, inconscient de ce qui pouvait m’arriver, je m’élançai au travers de la rue dans leur direction. J’arrivai comme une trombe, les bousculant presque, sans qu’ils me portent attention.

— Hé ! fis-je en secouant l’un d’eux par son harnachement, vous êtes français ?

Ils se retournèrent ensemble et ne m’accordèrent qu’un bref regard. Leurs yeux ne pouvaient se détacher du bout de la rue où un nuage de poussière se mêlait à la fumée du début d’incendie d’une des maisons.

— Non ! Division « Wallonie », me répondit celui qui était le plus près sans détourner son regard de l’horizon fumant.

Une série d’explosions nous fit plisser les paupières et rentrer la tête dans notre col.

— Ces ordures nous tirent comme des lapins. Ils ne font aucun prisonnier. Fumiers ! lança-t-il.

— Je suis français, fis-je avec un sourire incertain.

— Alors, fais bien attention à toi, ils ne font pas de prisonniers parmi les volontaires.

— Mais je ne suis pas volontaire !

Une nouvelle salve d’obus de mortier remonta la rue en notre direction. Un toit se désintégra à vingt mètres devant nous. Le sifflet de la retraite m’obligea à rompre la conversation avec les deux Belges. À bride abattue, nous refaisions, en sens inverse, le chemin que nous venions de parcourir. Une rafale de mitrailleuse claqua derrière nous. Deux ou trois landser virevoltèrent sur eux-mêmes en gueulant comme des bêtes à l’abattoir. Nous piétinâmes presque les deux servants d’un spandau qui ne parvenaient pas à établir un tir, à cause de notre groupe qui lui bouchait la vue.

Les groupes venaient d’atteindre une rue perpendiculaire et s’égaillaient parmi les ruines. Le lieutenant siffla le regroupement. À ce moment, surgirent deux silhouettes grises de Mark‑3. Ils s’avancèrent jusqu’au lieutenant, qui, planté au milieu de la rue, leur faisait de grands signes. Après un bref contact, ils obliquèrent dans la rue que nous venions de quitter et s’avancèrent au-devant des bolcheviks. Le lieutenant essayait de nous regrouper par de grands gestes furieux. Il y parvint enfin et nous nous mîmes à suivre les monstres d’acier qui avançaient dans le chaos de la rue avec un vacarme infernal. Leurs canons et mitrailleuses hachaient l’air de leurs claquements précipités. Dire la frousse qui s’empara de moi est impossible. Sautant d’une encoignure à un tas de gravats, je suivais l’avance à travers cet enfer sans comprendre pourquoi j’étais là, l’esprit en folie, incapable de distinguer sur quoi je devais tirer.

Par moments, nos chars disparaissaient dans un volcan de poussière, de fumée et de feu et réapparaissaient, toujours crachant leurs projectiles. Nous dépassâmes bientôt l’endroit où nous avions progressé tout à l’heure. Nous débouchâmes, au pas de course, sur une étendue bordée de maisons paysannes en bois. Au centre il y avait un étang. Les chars le contournaient maintenant et pulvérisaient tout sur leur passage. De l’autre côté, des silhouettes bien visibles couraient en tout sens. En un rien de temps, nous prîmes position au bord de l’étang et ouvrîmes un feu nourri sur l’ennemi en fuite. Une autre compagnie allemande déboucha, sur la droite et attaquait, au lance-grenades, une maison ou l’ennemi semblait s’être retranché.