Les chars étaient maintenant de l’autre côté de la pièce d’eau et passaient au laminoir la position prise aux Russes. J’eus l'occasion de tirer enfin, à trente mètres, pas plus, au groupe de popovs qui décampaient de la maison attaquée au lance-grenades. Une dizaine de mausers entrèrent en action. Pas un des Russes ne se releva. Le fait d'avancer et de nous sentir soudainement maîtres de la situation nous avait, malgré tout, stimulés. Nous venions de bousculer l'ennemi, pourtant supérieur en nombre, comme partout en Russie, et nous nous sentions des ailes.
Le fracas des explosions, les gémissements des blessés nous incitaient à massacrer ces Ivans, responsables de tant de blessures encore béantes. Une armée qui attaque est toujours plus apte à l'enthousiasme et réussit de ce fait des prodiges. Il en était surtout ainsi pour l'armée allemande, créée pour l'offensive et dont le système de défense consista à ralentir l'ennemi par des contre-offensives. Quelques landser approchaient maintenant un canon d'un pouce et demi pris à l'ennemi et se hâtaient de le mettre en batterie. Une liaison rapide fut établie entre nos deux chars et les artilleurs improvisés qui déversèrent la totalité des obus pris aux Russes sur des endroits bien précis.
Puis, les chars rebroussèrent chemin et nous laissèrent la défense de l'étang. Activés par les ordres de notre lieutenant, nous établîmes des positions précaires pour faire face à toute nouvelle surprise. Alentour, la canonnade continuait. Indifférente à notre exaltation, la nature fit tomber sur nous une fine et douce pluie qui rendit nos terriers fort agréables.
La nuit arriva, tandis que nous échangions des coups de feu avec l'ennemi qui s'était enhardi et s'approchait à nouveau de l'étang. Avec la nuit, la terreur s'empara à nouveau de nous tous. La fusillade avait pratiquement cessé. Notre lieutenant avait envoyé quelqu'un pour s'approvisionner en fusées éclairantes. Au sud-ouest, l'horizon s'éclairait de temps à autre en même temps que nous parvenaient les roulements sourds de l'artillerie. Effectivement, la troisième bataille pour Kharkov battait son plein et nous faisions, sans le savoir, partie de la gigantesque fournaise dont le front s'étendait sur trois cents kilomètres autour de cette ville. Avec la nuit qui était devenue totale et pluvieuse, le combat avait pratiquement cessé pour notre groupe. Derrière nous, on se battait à l'arme automatique. Le fracas nous parvenait à travers le roulement des moteurs de nos véhicules qui devaient se hâter de traverser le barrage russe à la faveur de la nuit. Pas question, pour aucun d'entre nous, de dormir. Nous risquions à tout moment de voir surgir les Ivans à travers l'obscurité. Tous feux éteints, une V.W. déboucha derrière nous. Il y eut une courte explication avec notre chef de groupe. De la V.W. on distribua à quatre types quelques gamelles plates : des mines.
Les quatre gars blêmes eurent l'ordre d'aller les déposer de chaque côté de l'étang pour prévenir un encerclement. Ils s'enfoncèrent dans la nuit et nous les perdîmes de vue.
Cinq minutes plus tard, il y eut un cri rauque sur la gauche. Puis nous dûmes attendre un bon moment, avant de voir réapparaître les deux soldats de droite. Une demi-heure plus tard nous en déduisîmes que les deux mineurs de gauche avaient dû finir sous un couteau russe.
Tard dans la nuit, alors que le sommeil nous assommait, je fus témoin d'une tragédie qui me glaça le sang. Nous venions de balancer une douzaine de grenades au hasard pour prévenir un danger quelconque, lorsqu’un cri déchirant et prolongé monta d'un trou sur ma gauche. Il persistait, comme poussé par quelqu'un qui se débat furieusement. Il y eut un appel au secours qui nous fit sortir de nos tanières. Nous bondîmes une dizaine vers l'endroit d'où montait l'appel. Les éclairs blancs de plusieurs coups de feu trouèrent la nuit dans notre direction. Fort heureusement nous arrivâmes au bord du trou sans que personne ne fût atteint.
Sur le bord, un popov venait de jeter devant lui son revolver et « faisait camarade ». Dans le fond du terrier, deux hommes luttaient farouchement comme dans les westerns. L'un d'eux, le Russe, brandissait un large coutelas et maintenait sous lui un gars de notre groupe qui se débattait avec furie. Deux des nôtres s'emparèrent du Russe qui avait levé les bras tandis qu'un jeune obergefreiter bondissait dans le trou et assénait un coup de pelle sur la nuque de l'autre Russe qui lâcha prise immédiatement. Comme un fou, le fantassin couvert de sang qui avait failli se faire égorger, bondit hors du trou. D'une main, il brandissait tel un dément le couteau du Russe, tandis que, de l'autre, il cherchait à arrêter le sang qui pissait de son cou.
— Où est-il ? Grinçait-il, furieux, où est l'autre ?
En quelques enjambées, il avait déjà rejoint nos deux compagnons et leur prisonnier. Avant que les landser aient pu intervenir, la lame blanche disparut dans la poitrine du Russe, médusé.
— Égorgeur, voyou à couteau ! Braillait-il en cherchant avec des yeux exorbités une autre panse à ouvrir.
Nous dûmes le retenir pour qu'il ne s'aventure pas au-delà de notre ligne.
— Laissez-moi passer, hurlait-il de plus en plus fou, je vais montrer à ces sauvages comment on se sert du couteau !
— Vos gueules ! cria le lieutenant, exaspéré de commander une troupe aussi dépareillée. Descendez dans vos trous avant qu'Ivan ne vous balaie à la mitrailleuse, tas d'abrutis !
Le fou furieux fut traîné vers l'arrière par deux camarades, car il perdait beaucoup de sang. Je regagnai donc le trou que nous partagions à cinq. Je me serais volontiers laissé aller au sommeil, si la fatigue nerveuse qui était en moi ne m’avait empêché de fermer les yeux. Je n’avais pas encore complètement assimilé les émotions de toute cette journée, et, à retardement, une trouille intense me tenaillait.
La pluie tombait par intermittence et commençait à alourdir nos tenues. Une odeur fade s’élevait de l’étang qui s’étendait devant nous. Deux copains se mirent à ronfler. Tout au long de cette interminable nuit, j’échangeai des propos sans intérêt avec mes compagnons d’infortune pour ne pas succomber à la neurasthénie. Au loin, le bourdonnement de nos camions en retraite ne cessait pas. Bien avant l’aurore, l’activité ennemie reprit. Des fusées éclairantes montèrent au-dessus de nos positions, nous aveuglant de leurs éclats blancs et inattendus. Nous nous regardions, perplexes, sans mot dire. L’intensité de cette lumière diabolique éclairait, d’une façon sinistre et indécente, nos visages fantomatiques, jetant également une lueur indiscrète jusqu’au fond de nos trous de rat.
À la pointe du jour, l’artillerie ennemie se réveilla et fit pleuvoir sur la route qu’empruntaient nos convois, huit cents mètres derrière nous, une grêle de projectiles de tous calibres. Au-delà de mon trou, où je me risquai à jeter un coup d’œil, des casques de la même couleur que le décor émergeaient çà et là. Sous l’acier, des yeux brillants de fatigue essayaient de déceler de quoi serait fait notre avenir en scrutant la rive opposée et imprécise de l’étang.
Je raclai les miettes qui restaient dans un paquet de biscuits vitaminés, derniers vivres en ma possession. L’insomnie et la fatigue nous rendaient incapables d’envisager la situation clairement. Nous étions là, frigorifiés et je reste persuadé que si un groupe quelque peu important de Russes s’était montré, nous aurions été incapables de les contenir.
Heureusement aucun Soviétique n’attaqua, nous n’eûmes qu’à encaisser un tir de mortier, qui mutila tout de même neuf d’entre nous. Le soleil se leva enfin et ses rayons bienfaisants nous ranimèrent un peu. Il atteignit le zénith, alors que nous patientions toujours dans nos trous que la chaleur printanière n’était pas parvenue à sécher… Aucune nourriture ne nous avait été distribuée. Qu’importaient nos tortures de toutes sortes : le soldat du Reich doit tenir malgré le froid, la chaleur, la pluie, la souffrance, la faim, la peur. Nos estomacs grondaient, le sang grondait également à nos tempes et à nos moindres articulations. Qu’importait ! l’air grondait aussi, la terre et l’univers tout entier grondaient. À force de nous entendre reprocher toutes sortes de choses, nous étions presque persuadés que nous pouvions vivre ainsi. Le plus extraordinaire est que beaucoup y parvinrent. Je connais à ce sujet mille et une histoires que je pourrais raconter. Je les trouve moi-même si invraisemblables que j’hésite à en parler. Personne ne me croirait.