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Le soir vers 6 heures, l’ordre nous fut donné d’abandonner nos positions. Nous dûmes les quitter avec mille précautions, il nous fallut ramper avec tout notre fourniment sur une distance très longue. Derrière nous, deux mineurs préparaient en silence le terrain pour l’ennemi. Lorsque nous atteignîmes les décombres des plus proches maisons, nous pûmes enfin nous redresser. Il ne s’agissait pas de flâner. Néanmoins, chaque fois que cela était possible, nous n’hésitions pas à entrer dans une maison à demi détruite afin d’y découvrir une substance mangeable. Je me souviens avoir dévoré, en les trouvant délicieuses, trois pommes de terre crues.

Nous arrivâmes au carrefour d’où nos groupements étaient partis vingt-quatre heures plus tôt. Un incroyable bouleversement de terrain remplaçait les deux routes déjà mutilées que nous avions empruntées la veille. Aussi loin que mon regard pût porter, à travers ce qui avait dû être des maisons, des carcasses démantelées de véhicules appartenant à la Wehrmacht gisaient là sous des tourbillons de fumée. Bien souvent, auprès des restes de ces voitures, un corps bouillasseux de feldgrau déjà confondu avec la terre attendait, dans une fixité morbide, la compagnie de corvée d’ensevelissement.

Des gars du génie incendiaient les véhicules bloqués sur le chemin devenu infranchissable en avant comme en arrière. Nous piétinâmes quelque temps avec nos blessés à travers cet invraisemblable chaos. À cent mètres, un autre groupe plus important que le nôtre se repliait, lui aussi, avec armes et bagages.

Nous suivîmes le lieutenant jusqu’au P.C. de regroupement que les officiers avaient abandonné, paraît-il, deux heures avant notre ordre de repli. Il ne restait plus âme qui vive dans la bâtisse grêlée d’éclats que le commandant de la défense d’Outcheni avait choisie comme abri. Seul devant la baraque, un sergent sur sa moto semblait attendre avec impatience les traînards pour leur donner des instructions. Le lieutenant sembla furieux des décisions à prendre. Toutefois, il nous entraîna vers l’ouest à sa suite.

Nous nous tapâmes une vingtaine de kilomètres à pied, sous la menace constante des observateurs soviétiques qui n’hésitaient pas à déclencher un feu roulant d’artillerie sur la simple silhouette d’un landser affamé. Après une trentaine de plongeons dans la terre molle pour éviter mille petits bouts de ferraille sifflant dans l’air, nous arrivâmes sur un terrain d’aviation déjà abandonné par ces messieurs à cravates de la Luftwaffe. Comme, de toute manière, nous n’avions pas l’intention de prendre un baptême de l’air, nous ne tînmes aucune rigueur aux aviateurs, lesquels ont bien mérité le respect de la grande patrie allemande.

Notre seul but fut les bâtiments en bois – les mêmes que ceux que nous occupions sur la rive du Don – qui pouvaient receler encore quelques victuailles. Transportant toujours quatre blessés sur des brancards improvisés, notre héroïque escouade se dirigea en trébuchant – nous n’étions plus en mesure de courir tant nous étions éreintés – vers l’objet de notre espoir. Nous n’y parvînmes jamais car survint un coup de théâtre, qui faucha six ou sept d’entre nous.

Nous venions de passer près d’un bunker individuel et, comme j’y jetais un coup d’œil, ainsi que le gars qui marchait à mes côtés, nous remarquâmes le cadavre d’un rampant dans le fond du trou. Deux chats étiques étaient en train de lui boulotter une main. L’un et l’autre nous eûmes un haut-le-cœur.

— Cochons de chats ! gueula mon compagnon.

Tout le peloton vint voir. Écœuré à son tour, le lieutenant déboucha une grenade et la balança dans le trou. Les deux chats fantomatiques jaillirent du bunker et s’enfuirent dans la campagne, tandis que l’explosion projetait droit comme une cheminée une multitude de débris plus ou moins humains.

— Si les chats bouffent les morts, observa un landser, il ne doit plus rester grand-chose dans le garde-manger de la Luftwaffe !

Deux bimoteurs, sans doute hors d’usage, dressaient encore leurs silhouettes à croix de Malte au milieu de ce désert. Dans le ciel, un ronronnement se mit à grossir d’une façon inquiétante. Toutes nos gueules diaphanes se tournèrent dans la même direction. Nous réalisâmes, d’un seul coup, que nous étions au centre d’une vaste piste plate et autour de deux avions immobiles qui ne manqueraient pas d’attirer l’attention.

Avant que l’ordre nous en fût donné, nous nous éparpillâmes ventre à terre, réunissant tout ce qui nous restait d’énergie pour échapper aux six points noirs qui fondaient déjà sur nous, comme la foudre. J’avais immédiatement songé au petit bunker à ras de terre où les chats faisaient ripaille. Six camarades eurent la même idée. Dans sa jeunesse, on ne devrait jamais négliger la course à pied, ça sert parfois dans la vie. Comme je n’avais jamais participé à un cent mètres, j’arrivai avant dernier au bord du trou où quatre soldats se piétinaient sur ce qui restait d’un cadavre.

Alarmé, je jetais un regard implorant au groupe qui gigotait dans le trou de béton, espérant qu’un miracle le ferait devenir plus grand. Deux autres types affolés étaient dans la même situation que moi. J’espérais que nous nous étions trompés et qu’il s’agissait d’avions à nous… Non, cela était impossible, leur bourdonnement était caractéristique.

Le bruit enfla, enfla. Nous nous jetâmes à terre, sachant pertinemment ce que nous risquions sur cette étendue absolument plate. La tête entre mes mains raidies, je fermai les yeux. Une série de détonations, à travers le hurlement des moteurs, arriva à mes oreilles que j’essayais en vain de boucher hermétiquement. L’enfer tout entier passa au ras de ma tête. Les coups frappèrent la terre et se répercutèrent au plus profond de moi-même. J’eus l’impression que j’allais mourir. L’ouragan s’éloignait aussi rapidement qu’il était venu. Hagard, je relevai le nez pour voir le groupe ennemi qui grimpait dans le bleu pâle du ciel et rompait sa formation. Çà et là les silhouettes des camarades se dressaient et couraient immédiatement à la recherche d’une quelconque protection. Les avions russes tournaient aussi serrés qu’ils le pouvaient. De toute évidence, ils allaient nous dégringoler sur le dos. Un pressentiment amer me glaça le sang. Je me mis à courir comme un fou, les flancs labourés de points de côté. J’essayai de forcer mon allure, mais la fatigue des jours passés eut raison de mes efforts. Jamais je n’atteindrais le chemin par lequel nous étions venus. Il m’avait semblé y voir des ornières, elles pourraient servir pour se blottir. Mes lourdes bottes butèrent à maintes reprises.

Désespéré, je tombai malgré moi dans l’herbe mouillée de la piste. Instinctivement, je savais que les avions étaient à nouveau sur nous. Les premières détonations secouèrent le sol. Une peur frénétique était en moi. Avec mes ongles sales, je me mis à gratter la terre tel un lapin poursuivi qui n’a plus d’autre issue que de s’enterrer. Des sifflements singuliers vrillèrent mes tympans. Le bruit de la terre hachée alentour m’arriva à plusieurs reprises. Des cris horribles montèrent aussi. À travers mes doigts plaqués sur mes yeux, des éclairs blancs scintillèrent. Je restai peut-être deux ou trois minutes dans cette altitude tendue à l’extrême, quelques minutes qui me parurent incroyablement longues.