Un fait, je pense plutôt que les malheureux bougres – dont beaucoup étaient blessés mais qui avaient été reconnus aptes au travail – cherchaient sur les corps de leurs propres compagnons ou sur ceux des soldats du Reich quelque nourriture. Les rations que nous leur distribuions étaient vraiment ridicules. Par exemple : une gamelle – contenance environ trois litres – d’une soupe insipide pour quatre prisonniers et pour vingt-quatre heures. Certains jours, ils ne recevaient que de l’eau.
Tout prisonnier pris en train de dévaliser un cadavre allemand, était immédiatement passé par les armes. Aucun peloton réglementaire n’était d’ailleurs formé à cet effet. Au hasard, un officier abattait le délinquant de deux ou trois coups de revolver, ou parfois, comme j’ai eu l’occasion de le constater pendant cette période, on abandonnait le prisonnier à deux ou trois lascars à qui la charge revenait régulièrement. Ces vicieux attachèrent une fois, sous mes yeux scandalisés, les mains de trois prisonniers à la grille d’un portail. Puis, une fois leurs victimes immobilisées, ils introduisirent une grenade dans l’une des poches de leur capote, ou bien dans une boutonnière, que l’on forçait avec le manche de l’engin. Le temps d’amorcer, et les misérables fuyaient se mettre à l’abri, tandis que l’explosion éventrait les Ruskis qui, jusqu’à la dernière seconde, imploraient leur grâce en hurlant.
Nous en avions pourtant déjà vu de toutes les couleurs, mais chaque fois ces procédés nous écœuraient au point que de vives altercations éclataient entre ces criminels et nous. Ils entraient alors dans une colère sans nom et nous insultaient de la plus grossière façon. Ils s’étaient, disaient-ils, évadés du camp de Tomvos, où les Russes avaient parqué de nombreux prisonniers allemands. Alors les évadés nous narraient comment les Soviets supprimaient nos compatriotes. Selon eux, le camp bien connu de Tomvos, 95 km à l’est de Moscou, était un camp d’extermination. Chaque jour, on partageait une nourriture – aussi dérisoire que celle que nous servions à Kharkov aux prisonniers russes – entre les hommes se rendant à une quelconque corvée, les soldats allemands, ne recevant de nourriture que s’ils travaillaient. Un bol de mil était servi, tout comme ici la gamelle, pour quatre hommes. Il n’y avait jamais assez de rations, même pour les prisonniers de corvée. Toutefois un bol devait nourrir quatre hommes et pas cinq, c’était le règlement. Alors on tuait les soldats en excédent en leur enfonçant, à grands coups de marteau, une douille vide de fusil dans la nuque. Les Russes se distrayaient, paraît-il, beaucoup à ce genre d’exercice.
Je crois les Russes fort capables d’une telle cruauté, après les avoir vus agir parmi les colonnes pitoyables de réfugiés en Prusse-Orientale. Ceci n’excusait pas l’attitude de nos compagnons d’armes qui se rendaient coupables d’une telle sauvagerie pour en venger une autre. La guerre atteint ainsi son paroxysme d’horreur à cause d’imbéciles qui, sous le prétexte d’une vengeance logique, perpétuent l’épouvante de génération en génération à travers l’histoire…
Pendant de longues heures, nous dûmes déblayer un long couloir souterrain qui avait été transformé en hôpital de première urgence pendant la bagarre. Les chirurgiens avaient tant à faire que, certainement, cette longue cave avait été laissée pour compte. Tout le long de cet interminable couloir, une succession de lits grossiers à trois étages se prolongeaient sur une centaine de mètres. Sur chaque grabat se trouvaient trois corps mutilés, noircis et raidis. De place en place, un vide insolite creusé dans ce silo pestilentiel marquait la couche inoccupée qu’un moribond avait réussi à fuir avant son dernier souffle.
Aucune lumière n’éclairait cet ossuaire dont il n’y avait plus qu’à murer l’accès. Seules, les lampes électriques que quelques-uns d’entre nous possédaient boutonnées sur leur vareuse, jetaient des éclats effrayants sur les visages émaciés et tuméfiés des cadavres que nous devions arracher avec peine aux bat-flanc.
Enfin, un beau matin, alors qu’un délicieux printemps cherchait à s’excuser vis-à-vis du triste paysage des ruines de Deptroia (banlieue sud-ouest de Kharkov), un camion de la même couleur que le décor arriva sur la route terreuse qui menait aux nouveaux baraquements que nous occupions depuis la veille.
Après un brusque tour sur lui-même, il recula jusqu’à dix mètres de la première bâtisse, où un groupe, dont je faisais partie, s’activait à enlever un monceau de gravats et de pierraille qui envahissaient les abords de notre nouveau camp. La ridelle arrière fut abattue d’un seul coup, un petit caporal tout rond sauta à terre et joignit les talons. Sans nous saluer, sans nous adresser la moindre parole, il fouilla dans la poche supérieure droite de sa vareuse, là où doivent réglementairement se trouver les instructions militaires. Il en tira une feuille de papier consciencieusement pliée en quatre. Puis il entama, sans autre forme, la lecture d’une liste de noms assez longue.
En même temps qu’il clamait nos noms, toujours sur le ton réglementaire, d’un geste de la main il nous indiquait de nous placer sur sa droite. Les noms tombèrent, une centaine environ. Parmi ceux-ci : Olensheim, Lensen, Halls, Sajer… Un peu inquiet, je rejoignis donc les appelés. Puis, le caporal nous accorda trois minutes pour embarquer avec armes et paquetages complets à bord du camion. Il claqua des talons, et salua, cette fois. Sans ajouter un seul mot, il nous tourna le dos et s’éloigna comme pour une subite promenade. Toutefois il fit un grand geste du bras pour dégager sa montre-bracelet et pour s’informer du temps à nous accorder.
Pour nous, ce fut une ruée éperdue pour regrouper nos affaires. Nous n’eûmes absolument pas le temps d’échanger une opinion. Trois minutes plus tard une centaine de feldgrauen essoufflés s’étaient tassés à bord du camion dont les ridelles menaçaient de céder sous la surcharge. Le caporal était, lui aussi, à l’heure. Il jeta un coup d’œil dégoûté sur les paquets hétéroclites, dont quelques-uns s’étaient chargés, mais ne souffla mot. Puis il se baissa pour observer quelque chose sous le camion.
— Quarante-cinq hommes à bord seulement, dit-il, d’un ton haché. Départ dans trente secondes !
Et il refit les cent pas.
Des grognements silencieux allaient de l’un à l’autre : personne ne voulait descendre. Chacun avait une bonne raison pour rester. Deux ou trois furent projetés à terre. Comme j’étais dans le centre, serré comme une sardine dans une boîte, je n’eus pas la possibilité de bouger. Ce fut Laus qui prit l’affaire en main. Il fit descendre la moitié du camion ; ceux qui restèrent se comptèrent jusqu’à concurrence de quarante-cinq. Déjà le caporal grimpait auprès du chauffeur et donnait le signal du départ. Laus nous fit un amical adieu de la main. Ce fut la dernière fois que nous reçûmes un ordre du feldwebel de Bialystok. Le dernier sourire qu’il nous adressa le racheta, à nos yeux, de toutes les petites servitudes qu’il nous avait imposées. Près de lui, la moitié du groupe appelé nous regarda, ahuri, nous éloigner dans un tourbillon de poussière.
Cette partie du groupe nous rejoignit quatre jours plus tard à cent cinquante kilomètres en arrière du front, au quartier de repos de la fameuse division « Gross Deutschland ». Une autre partie de la division occupait d’ailleurs le camp champêtre d’Aktyrkha. Surtout des blessés en voie de guérison. La division elle-même tenait un secteur mobile dans la vaste région de Koursk-Bielgorod. Ici, tout était propre, net et agréablement organisé, à la manière des scouts mais avec beaucoup plus de moyens. Aktyrkha était un peu une oasis au milieu de l’immense steppe qui s’étendait partout autour.