Sur l’ordre du caporal, nous sautâmes au bas du camion pour nous ranger en file face par deux. Un groupe d’officiers formé d’un capitaine, d’un premier lieutenant et d’un feldwebel s’avança vers nous. Le petit caporal dodu réclama le garde-à-vous. Ces messieurs les officiers étaient remarquablement habillés. Le hauptmann, en tenue de fantaisie, c’est-à-dire veste en drap fin gris-vert pâle, parements rouges des unités au feu, pantalon de cheval vert foncé avec basane, bottes de cavalerie incroyablement astiquées, nous fit un petit geste de la main. Puis, il s’adressa à voix basse au feldwebel tout aussi briqué. Après une petite conversation, le feld s’avança au-devant de nous, claqua des talons et nous adressa la parole au nom du capitaine sur un ton tout de même plus jovial que le caporal qui était venu nous quérir.
« Bienvenue à tous à la division Gross Deutschland ! clama-t-il. Ici, vous allez connaître la vraie vie de soldats, la seule qui permet de rapprocher les hommes par les liens les plus sincères. Ici, la camaraderie existe entre chacun d’entre nous et, à chaque instant, elle peut être mise à l’épreuve. Les mauvais camarades, les brebis galeuses ne restent pas à la Gross Deutschland division. Ici, chacun doit pouvoir compter sur son frère de combat sans la moindre restriction. La moindre erreur entraîne la responsabilité d’une section au moins. Pas de flemmards, pas de traînards, tout le monde obéit ou se fait obéir aveuglément. Vos officiers réfléchissent pour vous. Montrez-vous dignes de vos supérieurs. Vous allez passer au magasin d’habillement et quitter vos hardes malodorantes. Une hygiène absolue est nécessaire à un bon état d’esprit. Aucune tenue négligée ne sera tolérée. (Le feld reprit un peu haleine, puis poursuivit.) Après avoir rempli ces dernières conditions, les volontaires ici présents recevront leur titre de permission pour quinze jours. Ce titre prendra effet dans cinq jours, au départ du convoi pour Nédrigaïlov sauf contrordre. Disposez. Heil Hitler ! »
Il faisait un temps splendide. Tout, ici, avait l’air en ordre. D’après ce que nous avions entendu, on ne badinait pas avec les ordres, mais quel agrément à côté de cet univers de merde, d’horreur, de souffrances et de panique que nous venions de traverser. Et puis, ce titre de permission que nous allions recevoir ! Halls sautait comme un cabri en folie. Tout le monde, sans exception, était joyeux.
Le petit caporal nous joua pourtant une sale blague, mais nous étions de si bonne humeur que tout se passa dans un concert de rigolade. Le drôle exigea que nous lavions nos tenues dégueulasses avant de les remettre au magasin pour en toucher de nouvelles. Nous nous retrouvâmes tous à poil, transformés en blanchisseuses devant de longs abreuvoirs. Nos sous-vêtements étaient dans un état de crasse tel que personne ne songea à les laver. Pour ma part, je foutai en l’air le caleçon merdeux à craquer et la chemise irrécupérable. Ma dernière paire de chaussettes, que j’avais aux pieds depuis le début de la retraite et qui ne formait plus qu’une succession de trous, rejoignit mes premières ordures. Puis, à poil sur le gazon, nous allâmes déposer nos anciennes tenues trempées mais consciencieusement pliées au magasin qui devait nous en donner des propres. Deux femmes soldats de l’intendance rirent à en mourir lorsqu’elles nous virent pénétrer ainsi dévêtus près des comptoirs d’habillement.
— Gardez vos bottes ! lança un sergent que la vue de gars à poil n’amusait plus. Il n’y a pas de distribution de godasses.
Nous touchâmes tout neuf, depuis le calot jusqu’au paquet de premiers soins en passant par la couverture imperméable. Pourtant, quelques objets indispensables manquaient au fourniment. Par exemple, le caleçon et les chaussettes. Par la suite, ces deux éléments nous firent réellement défaut. Nous étions trop en liesse pour nous inquiéter de quoi que ce fût. Une fois vêtus, nous gagnâmes un long bâtiment en bois de l’armée. Au-dessus de la porte une inscription bien lisible rappelait à chacun l’hygiène réglementaire dans laquelle nous devions demeurer. « Eine Laus, der Tod ! Un pou, la mort ! » Le petit caporal grassouillet qui ne nous avait pas quittés depuis Kharkov nous fit signe d’entrer. Nous jetions déjà des appréciations sur notre nouvel appartement, rustique mais impeccablement en ordre.
— Ruhe, Mensch ! brailla le caporal. Le silence se fit instantanément. Puisqu’il n’y a même pas un obergefreiter parmi vous, je vais nommer un chef de chambre.
Alors il s’insinua entre nos groupes, l’œil mi-clos, comme s’il s’agissait de surprendre celui qui ne tenait pas du tout à avoir ce titre, ou comme s’il y avait une importante décision à prendre. Finalement il désigna d’un cri sec comme un coup de revolver un type fluet qui n’avait rien à m’envier.
— Du !
L’appelé fit un pas en avant.
— Nom ?
— Wiederbeck !
— Wiederbeck, tu portes jusqu’à nouvel ordre la responsabilité de cette chambre. Tu vas aller chercher au Warenlager les liserés de la division que chacun devra coudre sur la manche gauche de sa vareuse. Deuxièmement, tu devras… mmm blabla…
Il énuméra une suite de responsabilités qui firent rentrer à chaque fois la tête du pauvre Wiederbeck un peu plus entre ses deux épaules.
Nous eûmes donc, quelques instants plus tard, les fameux liserés portant en lettres gothiques d’argent sur fond noir, l’inscription « Division Gross Deutschland ». Cette bande, je la garderai sur la manche gauche de ma vareuse jusqu’en 1945 où le bruit courut, dans nos rangs dépareillés et clairsemés, que les Américains fusillaient tous les hommes appartenant à des divisions qui portaient des noms au lieu de numéros. Dans leurs jugements précipités, ils étaient, en effet, fort capables de passer par les armes un minable soldat de la « Gross Deutschland » ou de la « Brandenburg » au même titre qu’un héros de la « Leibstandarte » ou du « Totenkopf ». Mais ces moments noirs étaient encore fort éloignés. Nous étions au printemps 43, en pays conquis. Il faisait, comme je l’ai dit, un temps merveilleux. Nous avions, pour comble, un titre de permission en poche. Après ce que nous avions subi, la vie nous semblait être un rêve.
À part l’appel du matin et du soir, nous avions quartier libre et nous pouvions batifoler dans cette étrange localité qu’était Aktyrkha. Entre chaque maison, ou plutôt entre chaque groupe de maisons d’un style paysan russe très curieux et très joli, la steppe, folle à cette saison, formait une épaisse pelouse, dont l’herbe atteignait quatre-vingts centimètres de haut. Ces herbes, qui tournent au brun à la fin de l’été, étaient semées d’énormes marguerites. Les Russes tirent, de celle faune végétale, une foule de plantes odorantes et aromatiques dont ils se servent pour agrémenter leur cuisine et préparer de nombreuses boissons.
Des champs de cornichons grenus et vert clair alternaient avec les imposants tournesols. Chaque groupe de maisons réunissait ou bien les membres d’une famille ou ses amis qui avaient préféré bâtir leur domicile près du Drougy (ami) ce qui intelligemment, leur économisait du chemin lorsqu’ils voulaient se rendre visite.
Le Russe et particulièrement l’Ukrainien est très joyeux et hospitalier. Un peu comme les Orientaux, il est toujours prêt à fêter quelque chose. Je garde un agréable souvenir des quelques réceptions chez ces gens très enthousiastes, ou les uns comme les autres avaient complètement oublié les rivalités de la guerre. Je me souviens aussi des jeunes filles riant aux éclats, alors qu’elles avaient de bonnes raisons de nous haïr. Rien de comparable avec les mijaurées parisiennes qui ne doivent leur attrait, en général, qu’à l’importance du zèle et de la graisse baptisée produit de beauté qu’elles emploient.