Chaque groupe de maisons avait aussi son petit cimetière. Pas un cimetière triste et impressionnant. Un cimetière fleuri, avec des tables de bois autour desquelles on se réunissait souvent pour boire. Ces groupements portaient également une pancarte avec un diminutif du nom de la localité. Par exemple : la très belle Aktyrkha, ou bien Aktyrkha aimée, ou encore notre ville Aktyrkha et aussi douce Aktyrkha.
Quatre jours après notre arrivée, la seconde partie du groupe de volontaires fut parmi nous. Ils en avaient, paraît-il, sué pour venir jusqu’ici. Pratiquement tout à pied.
Le lendemain, enfin, nous prenions place à bord d’un convoi pour Nédrigaïlov. Nos titres de permission ne seraient pointés qu’à Poznan : soit dix-huit cents kilomètres. Puis encore peut-être mille pour aller chez mes parents à Wissembourg. J’étais donc en voyage pour plusieurs jours. Nous traversâmes une immense région intégralement plate sans le moindre vallonnement. Des engins chenillés de l’armée aidaient, çà et là, au travail de la terre d’Ukraine. Nous roulâmes bon train jusqu’à Nédrigaïlov sur une route restaurée par le génie allemand. Tous les cinq ou six kilomètres, les carcasses innombrables du matériel soviétique abandonné précipitamment, jalonnaient la piste. Nous avions parcouru environ deux cents kilomètres, lorsque notre attention fut attirée par des silhouettes minuscules, loin à l’avant du convoi. Elles étaient encadrées, par moments, de petits nuages blancs accompagnés presque aussitôt de détonations.
Déjà, les deux voitures qui nous précédaient ralentissaient sérieusement l’allure. Bientôt elles stoppèrent. Comme à l’ordinaire, le feld responsable du convoi sauta au bas de la première voiture et pointa ses jumelles dans la direction de notre inquiétude. Disciplinés comme nous l’étions, nous attendions l’ordre de dégringoler des voitures. Les gueulards se turent et nos oreilles tendues cherchaient à recueillir les impressions de notre chef de convoi. Peine perdue ! Seul, le bruit des moteurs au ralenti troublait le silence. Peu à peu la joie qui avait transformé nos visages ces derniers jours s’estompait.
Une vague inquiétude naquit en nous. Des imprécations montèrent.
— Je pensais que nous nous étions pourtant sacrément éloignés de la bagarre !
— Oui, merde alors…
— Qu’est-ce que ça peut être ?
— Des partisans, grinça Halls qui avait déjà participé à une chasse à l’homme.
Beaucoup d’autres suppositions fusèrent.
— De toute façon, ce ne sont pas ces salauds-là qui vont nous empêcher d’aller en perm !
— Qu’est-ce qu’on attend pour nous donner l’ordre d’aller leur casser la gueule ?
Déjà chacun récupérait le mauser que les permissionnaires n’abandonnaient jamais en pays conquis. L’idée que quelque chose ou quelqu’un pouvait nous interdire de rentrer chez nous, nous rendait sauvages de hargne. Nous étions tous prêts à faire le coup de feu par ce beau soleil, mais il fallait aller à l’ouest coûte que coûte. Finalement, l’ordre du combat ne vint pas. Le feld regrimpa à bord de sa machine et le convoi redémarra. Nous nous regardions, perplexes.
Lorsque, cinq cents mètres plus loin, nous croisâmes un groupe d’une vingtaine d’officiers allemands, fusil de chasse sous le bras nous fûmes si surpris et si heureux de nous être trompés que nous les acclamâmes comme si ils avaient été le Führer. Puis nous atteignîmes Nédrigaïlov. Nous abandonnâmes le convoi qui bifurquait vers le sud. Nous nous rendîmes à Romny (paradis des Gitans) où nous devions être pris en charge par un autre convoi en direction de l’ouest. À Nédrigaïlov, notre groupe, grossi de permissionnaires venant de plusieurs directions, prit des proportions importantes. Nous formions maintenant une nuée d’un millier d’hommes. Mais les moyens de transports avaient d’autres tâches que de balader des types en permission. Les rares voitures pour Romny chargèrent une vingtaine de privilégiés et tous les autres continuèrent à se bousculer devant une cuisine de campagne dont les marmites ne possédaient pas de quoi nourrir le quart d’entre nous. Le ventre presque vide, nous dûmes prendre la résolution de faire à pied les cinquante kilomètres qui nous séparaient de Romny. Malgré l’heure tardive, nous nous mîmes en marche sans avoir rien perdu de notre joie. Une vingtaine de gars bien plus âgés que nous et appartenant à la « Gross Deutschland » s’étaient joints à notre groupe. Parmi eux, sept ou huit S.S. chantaient à perdre haleine. Les autres sirotaient une bouteille d’alcool qui volait de main en main. Nos compagnons vétérans avaient dû vider quelques caves par là. De nombreuses bouteilles faisaient partie de leurs bagages.
Instinctivement nous avions formé le rang par trois, comme pour monter en ligne, et, au pas cadencé, nous réduisions consciencieusement le kilométrage qui nous séparait de Romny. Le soir tombait lentement sur la campagne aux vertes et interminables prairies. Nos uniformes splendidement adaptés à la nature prenaient tel un caméléon, la teinte du paysage environnant. Le poids des quinze premiers kilomètres calmant nos rigolades, nous fûmes plus en état de contempler l’immense panorama ukrainien. La terre, aux prises avec la germination printanière, dégageait une odeur subtile et pourtant énorme et l’horizon se confondait maintenant avec la largeur démesurée du vide céleste qui commençait à s’obscurcir.
Le sol prit une teinte plus brune, l’uniforme continua à s’adapter miraculeusement au crépuscule.
Seul le martèlement de nos pas semblait rythmer le colossal mystère de l’univers. Derrière nous, le manteau de la nuit montait. Les voix s’étaient tues devant l’immensité qui impose aux hommes simples un inéluctable respect. Une émotion indéfinissable gagna ce demi-millier de soldats haïs du monde. Comme on plaisante parfois pour cacher sa tristesse, des voix entonnèrent un chant pour ne plus penser. Crescendo, la chanson préférée de la S.S. s’amplifia et monta comme un hymne à la terre offerte aux hommes :
Puis la nuit nous enveloppa, une nuit qui, pour la première fois depuis déjà des mois, semblait enfin n’être faite que pour veiller sur nous. La fatigue s’infiltrait en nous. Pourtant personne n’envisageait une halte. Le chemin vers la mère patrie était très long et il n’était pas question de perdre du temps. Pour moi, qui devais atteindre ma seconde patrie, il était encore plus long. Certes, nos permissions ne prendraient effet qu’à Poznan, mais la seule idée de rentrer chez soi éliminait toutes les formalités. Cette perspective me faisait endurer plus facilement le douloureux état de mes pieds nus dans mes bottes.
Halls, qui était logé à la même enseigne, maudissait à retardement le magasinier d’Aktyrkha qui ne nous avait pas distribué de chaussettes. Au bout de trente kilomètres, nos pieds en sang nous obligèrent à réduire l’allure forcée que nous avions menée. Bien entendu, les vétérans qui s’étaient joints à nous et qui, depuis le temps, devaient avoir des pieds en fer, nous traitèrent de pleurnichards. Toutefois, ils ôtèrent leurs propres chaussettes pour nous permettre de continuer. Cela n’arrangea même pas un tout petit nombre d’entre nous. Nous avions les pieds trop entamés et, malgré cette nouvelle protection, les cinq kilomètres que nous réussîmes encore à faire nous causèrent de trop vives douleurs. Douleurs accrues pour moi avec mon début de gel au pied cet hiver. Comme le groupe continuait à avancer en dépit de ceux qui gémissaient et réclamaient une halte, nous prîmes l’initiative de continuer pieds nus. Nous cheminâmes donc sur l’herbe mouillée de rosée et, au début, tout sembla aller mieux. Certains songèrent à entortiller leurs pieds dans les sous-vêtements neufs que nous avions touchés, mais la crainte d’une inspection les fit hésiter. Les derniers kilomètres, que nous fîmes à cloche-pied, avec le jour qui était revenu, furent un calvaire. De plus, le premier poste de feld-gendarmes que nous atteignîmes aux abords de Romny nous obligea à rechausser nos bottes, sous menace de déchirer nos permissions. Il n’était pas question, d’après eux, d’entrer, tels des clochards, dans la ville. Nous eûmes envie de les tuer. Plus loin, nous demandâmes à une colonie de gitans de transporter les plus endommagés jusqu’à la kommandantur de Romny. Ils se gardèrent bien de refuser.