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Je ramasse le premier enfant que je rencontre. Un môme de cinq ou six ans s’agrippe à mon pantalon au point qu’il le fait sortir de ma botte, il m’entraîne en pleurant tellement que la reprise de sa respiration, entre deux sanglots, dure le temps d’un silence démesuré. Il me conduit vers un recoin où un casier à bouteilles écrasé maintient tout de même la base de la voûte prête à céder. Au pied, mélangé au fatras, une forme humaine gît, indistincte. Le mioche pleure toujours d’un chagrin sans remède. Je me mets à gueuler :

— Licht ans ! Schnell !…

Quelqu’un avance avec un lumignon. J’aperçois alors le corps d’une femme défoncé par la ferraille du casier à bouteilles écrasé par trente ou quarante tonnes de maçonnerie désintégrée. Le corps d’un enfant est à moitié coincé sous elle. Tirant sur les hardes humides et poussiéreuses de la morte, j’arrache brutalement, comme s’il s’agissait d’une pierre parmi tant d’autres, le corps inerte du mioche. Pas si inerte que ça, il semble remuer. À la hâte, chargé des deux gosses, je gagne l’entrée du souterrain. Je dépose celui qui se tait dans les bras des secouristes et entraîne celui au visage noyé de larmes un peu plus loin où je l’abandonne. Qu’il se démerde, bon Dieu ! En Allemagne il faut apprendre à vivre très tôt. Déjà nous sommes requis par d’autres besognes.

À nouveau les sirènes hurlent : fidèles à leurs bonnes habitudes, les Anglo-Américains viennent servir la seconde ration pour être sûrs que nous n’aurons pas le temps de secourir les victimes de la première. Les sifflets des chefs d’équipes sonnent la retraite.

— Tous aux abris, gueule-t-on alentour.

Quels abris ? À quatre cents mètres à la ronde on ne saurait reconnaître un hôtel d’un tas de charbon. Les habitants du coin courent dans des directions qu’ils croient bonnes. Des enfants égarés poussent des cris perçants. Là-haut, le sinistre grondement des quadrimoteurs enfle. Moi aussi je cours et je sais ce que je cherche. Voilà, c’est là. L’auto de pompiers a disparu, mais un tas de ballots demeure. Des soldats les retournent, en prennent un et s’enfuient. Voici le mien. Je le reconnais à la petite fleur d’edelweiss en métal que j’ai cousue sur le morceau de peau de veau qui sert d’oreiller. Je ramasse le tout, fusil compris… Merde, mon colis !

— Hep ! vous autres ! mon colis !

À travers la bousculade quelqu’un m’envoie un paquet. Déjà tout le monde file.

— Hep ! hep ! ce n’est pas ça. Attendez… Merde de merde !

À l’autre bout de la ville, la grêle commence à tomber.

Merde de merde ! Merde de merde !…

Je traverse en trombe un espace libre où une bagnole aussi pressée que moi m’évite de peu. Le bitume de la rue semble bouger. Le bruit de milliers de vitres dégringolant à la fois vient apporter une note cristalline au choc énorme provoqué par l’explosion de torpilles de quatre ou cinq mille kilos.

Il y a de moins en moins de monde dehors. Seuls, quelques inadaptés comme moi courent encore à la recherche d’un abri. Par intermittence, des lueurs blanches offrent à mes yeux endoloris par la poussière virevoltante les silhouettes des maisons qui bordent une rue.

Ici, là, oui… Une pancarte blanche aux lettres noires… « Abri 30 personnes ». Peu importe, s’ils sont cent ou plus. Je descends l’escalier en colimaçon qui court entre les deux seules murailles intactes de l’immeuble dans lequel je viens de me précipiter.

Un tour, deux tours, une lampe sourde suspendue au mur par une main bienveillante éclaire le labyrinthe. Quelque chose barre le chemin ! Un gros cylindre gris plus haut que moi ! Il bouche le passage, nom de Dieu ! J’essaie de me faufiler entre lui et le mur. Mais, en regardant mieux, je fais une constatation qui me paralyse : une bombe ! une bombe énorme dont les ailettes déchiquetées prouvent quelle vient de traverser tout l’immeuble de haut en bas. Une bombe d’au moins quatre tonnes qui va sans doute péter d’un instant à l’autre. Zurück bleiben ! Je fais demi-tour et escalade quatre à quatre les degrés qui me font passer d’un tourment à l’autre. En nage, je surgis de l’abri et m’enfonce dans la nuit sombre éclairée violemment, par intermittence, comme par une gigantesque enseigne au néon. Finalement, à bout de souffle, je m’affale près d’un banc dans un square où j’attends au moins vingt minutes que les sirènes annoncent la fin de l’alerte. Le calme revenu, je reprends les travaux de déblaiement qui se terminent, pour moi du moins, à la fin de la matinée. C’est alors que j’apprends la plus déprimante des nouvelles.

Après cette nuit affreuse, je m’apprêtai à poursuivre mon chemin. Deux jours de ma permission avaient été gaspillés et je ne pouvais plus perdre une seconde. J’avisai donc un territorial pour lui demander où je pouvais trouver un transport pour Kassel et Frankfurt. Le type me demanda ma permission et, l’ayant parcourue, me pria de le suivre. Il m’emmena jusqu’à un poste de gendarmerie militaire où je vis disparaître mon titre de main en main. Néanmoins, à travers les guichets vitrés, je ne le quittais point du regard. Je vis qu’on apposait de nombreux cachets sur la feuille que j’avais transportée depuis Aktyrkha. Puis celle-ci revint. Un gendarme, sur un ton administratif, m’annonça que je ne pouvais pas dépasser le secteur de Magdeburg. Étant donné la position de mon corps d’armée, j’étais rendu à l’extrême limite de mon éloignement.

J’étais absolument abasourdi. Mon regard courut d’un gendarme à l’autre. Aucun son ne sortait de ma bouche. Mon désappointement était si grand que la surprise, que j’en éprouvais, le rendait momentanément insensible.

— Oui, nous comprenons votre déception, fit tout de même l’un d’eux qui s’était aperçu de mon émotion. Vous serez bien reçu au centre d’accueil de la ville.

Sans un mot, avec dans la gorge une envie de pleurer, je ramassai la feuille que le gendarme, las de me la tendre, avait posée sur le comptoir, et regagnai la sortie.

Dans la rue où le soleil persistait à luire, je continuai, les yeux ouverts sur ma déception. Des gens me croisèrent et je sentis leurs regards tomber sur moi comme sur un ivrogne. Soudain, j’eus honte. Tremblant de désarroi, je me mis à chercher un endroit où dissimuler ma tristesse. Un peu plus loin les ruines d’un bâtiment détruit m’offrirent leur asile. Je me réfugiai dans le recoin le plus caché. Je me laissai choir sur une pierre. Je portai le carré de papier blanc maculé de cachets à mon regard troublé. Alors je fondis en larmes comme un enfant. Un bruissement me fit relever la tête. Quelqu’un m’avait vu entrer dans les ruines et m’avait suivi, pensant, sans doute, que j’étais un pilleur. Lorsque l’homme vit que je pleurais, il continua son chemin tranquillisé. Fort heureusement, on donnait à cette époque moins d’importance aux larmes d’autrui qu’à quelques tickets de ravitaillement. J’eus donc au moins la chance de rester seul avec ma peine.