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Dans la soirée, je repris le train pour Berlin, décidé par la force des choses à me mettre en rapport avec la famille Neubach. Je ne connaissais pas l’adresse de ma famille allemande, qui, pourtant, n’habitait pas loin de Berlin à cette époque. Il ne me restait donc que le centre d’accueil ou les Neubach. Pendant tout le parcours je ne pus que ruminer ma déception : j’avais tant espéré de cette permission. Je l’avais pourtant méritée, j’étais entré dans l’infanterie à cause d’elle ! Et maintenant, je me retrouvais avec ce bout de papier dérisoire dans un monde plein de soucis. Il ne me restait même plus le fameux colis que je m’étais fait faucher dans cette putain de ville de Magdeburg. Celui que j’avais récupéré, à sa place, contenait le linge sale d’un feldgrau. Je me présenterai donc les mains vides chez ces gens que je ne connaissais pas. La maigre somme que je possédais ne me permettait pas de faire le moindre cadeau.

Je parvins le soir même à Berlin, au centre d’accueil, où je fus tout de même bien content de trouver une gamelle et un lit. Je fis en outre, et sur les conseils d’un soldat plus âgé que moi, une déclaration de ce qui m’arrivait à un sous-officier de la réception. Celui-ci, assez sympathique, enregistra mon affaire et me pria de repasser dans vingt-quatre heures.

Le lendemain, à la première heure, je me mis à la recherche de la maison des Neubach. Après un long moment de renseignements et de déductions, je me trouvai en face du 112 de la Killeringstrasse. C’était une maison à trois étages, fort simple, avec une petite allée de gravier fermée par une grille basse. Une jeune fille, qui semblait de mon âge, se tenait appuyée à l’un des vantaux de la porte. Après une courte hésitation, je m’avançai vers elle et interrogeai une fois encore.

— C’est bien ici monsieur, fit la jeune fille toute souriante ; au premier étage. Mais à cette heure-ci, ils sont l’un et l’autre à leur travail.

— Merci, mademoiselle, savez-vous quand je pourrai les voir ?

— Sans doute ce soir, à partir de 7 heures.

— Ah ! bon, fis-je, songeant déjà à la longue journée que j’aurais à attendre.

Je remerciai en rebroussant lentement chemin.

Qu’allais-je fabriquer de tout ce temps, sacré bon Dieu ? Tout en refermant la petite grille, je jetai un dernier merci à la fille qui esquissa un petit salut. Qu’attendait-elle au fait ? Pas les Neubach tout de même !

J’avais déjà fait quelques pas dans la Killeringstrasse, lorsque l’idée que j’aurais au moins dû parler plus longuement avec la demoiselle me vint à l’esprit. Après plusieurs hésitations, je fis demi-tour, espérant qu’elle n’était pas partie entre-temps. Ne serait-ce que quelques minutes gagnées sur l’interminable journée qu’il me fallait attendre, cela valait la peine d’être tenté. À moins qu’elle ne me rie franchement au nez, j’étais prêt à supporter tous les sarcasmes. Bien vite je fus à nouveau devant le 112. Elle était toujours là !

— Vous pensez qu’ils sont déjà rentrés, fit-elle rieuse.

Cela m’arrangeait bien qu’elle ait eu l’idée de parler la première.

— Certes non, mais je suis tellement perdu dans cette ville que je préfère attendre sur ces marches plutôt que d’avoir à rechercher encore des heures.

— Vous allez attendre tout ce temps ici ! fit-elle réellement étonnée.

— J’ai bien peur que oui.

— Mais il vous faut voir Berlin : c’est très intéressant.

— Je pense comme vous, mais je suis perdu par ici et je risque de piétiner sans rien voir.

Et puis j’ai eu une si grosse déception hier que je n’ai pas encore le cœur à batifoler.

— Vous êtes permissionnaire ?

— Oui, et il me reste encore douze jours. Je n’ai pas le droit de dépasser le secteur de Berlin.

— Vous êtes sur le front de l’Est ?

— Oui !

— Vous avez dû être malheureux, cela se voit.

Je la regardai interloqué. Je me rendais bien compte que je devais avoir une gueule de croque-mort, mais qu’une fille auprès de qui on vient faire le joli cœur vous le fasse remarquer !

Puis elle me parla des gens du troisième étage, mais je n’entendais plus, j’étais poursuivi par une idée fixe. Si elle m’a trouvé une gueule de croque-mort, la petite conversation qui me ramenait un peu à la vie normale, allait se terminer en un rien de temps. J’en avais une peur bleue. J’aurais fait n’importe quoi pour que ce moment dure, dure !

J’essayais stupidement de changer mon attitude et ma gueule à force de sourires, d’attitudes et de mimes. Naïvement, j’essayais de me rendre agréable. Puis, lourdement, je lui demandai si elle connaissait la ville.

— Oh oui ! fit-elle sans se rendre compte de mon piège. J’étais à Berlin bien avant la déclaration de guerre.

Puis elle me raconta une foule d’histoires. Elle faisait des études une partie de la journée, et pendant huit heures elle était secouriste. Elle étudiait pour être institutrice. Je continuais à n’écouter qu’à moitié. Seul le plaisir d’entendre n’importe quoi de ce que pouvait raconter cette fille, me berçait tendrement. Comblé par ce petit jacassement féminin, je continuais à m’efforcer de plaire. Lorsqu’elle eut épuisé ce sujet je posai la question de confiance, tel un feldwebel :

— Puisque vous ne reprenez votre travail de secouriste qu’à 5 heures, ne pourriez-vous pas me faire voir un peu Berlin, s’il vous plaît ? Évidemment si vous n’avez rien d’autre à faire !…

Elle rougit un peu.

— Je veux bien, dit-elle en baissant les yeux, mais avant, il faut que je voie Mme… (je ne me souviens plus de son nom.)

— Oh ! vous savez, moi j’ai tout le temps. C’est-à-dire douze jours.

Cela la fit rire. « Bon signe », pensai-je.

Nous bavardâmes au moins encore une heure avant l’arrivée de la dame en question. Je fus obligé de parler de la guerre, moi qui faisais l’impossible pour penser à autre chose. J’enjolivais, bien sûr. Je racontais des faits audacieux que je n’avais jamais vécus. De toute façon, parler à cette fille de la merde de la steppe ne l’aurait sans doute pas intéressée. Et puis, j’avais peur de trop bien exprimer nos malheurs. J’avais peur qu’à travers mes explications, elle ne ressente avec moi l’odeur fade de la boue et du sang. J’avais peur qu’à travers moi elle n’entrevît l’immense horizon gris qui était encore dans mon regard. J’avais peur qu’elle ne fût effrayée et dégoûtée et qu’elle ne m’en tint rigueur. Je brodais et inventais, séance tenante, des prouesses telles que l’on peut en trouver dans les films américains. Ainsi, je réussissais à entretenir sa gaieté, à lui arracher des « Oh ! » de surprise et des éclats de rire. Ainsi notre duo, auquel je tenais tant, pouvait-il se poursuivre.

Enfin Mme… arriva. Elle nous regarda d’abord sévèrement. Paula – c’était son prénom – me présenta comme un ami des Neubach.

— À vrai dire, madame, j’étais un camarade d’Ernst, il m’avait prié de rendre visite à ses parents.

— Je comprends, jeune homme ; entrez chez moi, vous serez mieux pour attendre. Ces pauvres Neubach font preuve d’un courage insensé. La perte de leurs deux fils à dix jours d’intervalle, c’est vraiment trop affreux ! Mon Dieu ! que cette guerre se termine avant qu’il n’arrive malheur à l’un des miens !