Ainsi les Neubach savaient ! Non seulement ils savaient qu’Ernst avait été tué, mais ils avaient perdu un autre fils !… J’ignorais qu’Ernst eût un frère. D’un seul coup, tout me revenait à l’esprit, Ernst, le Don, le Tatra… « Ernst ! Je vais te sauver, ne pleure pas, Ernst ! » Seule, la vue de Paula m’arracha à ces affreux souvenirs. Il ne fallait pas que je me souvienne. Non : Paula était là, à demi souriante ! Non ! Il n’y a plus que Paula, oubli, oubli, oubli… que c’est dur !
— Vous resterez chez moi ou chez les Neubach : à votre choix, cher monsieur, dit la bonne dame aux dix-sept années que représentait le « cher monsieur ».
— Comment est mort Ernst ? fit-elle.
— Permettez-moi de ne pas en parler, dis-je, en baissant la tête.
Mais il ne me servait à rien de baisser la tête : mes yeux venaient de tomber sur mes bottes, celles qui avaient poussé la terre sur la tombe d’Ernst Neubach. Tout me rappellerait à chaque instant le drame, tout sauf Paula et son sourire.
— Inventez quelque chose sur la fin de votre malheureux camarade, dit la brave dame, ne racontez pas à ces pauvres parents toute l’horreur que je devine par votre silence.
— Comptez sur moi, madame, j’ai déjà appris à inventer.
Mme… changea à temps la conversation, visiblement trop pénible, et nous servit, à Paula et à moi, un grand bol de cacao au lait. Puis elle s’entretint avec Paula. En fait la petite aidait Mme… à des travaux de couture.
— J’espère, Paula, que tu vas tenir compagnie à notre ami Sajer et que tu vas lui faire voir Unter den Linden et la Siegesallee. Ce jeune homme a besoin de distraction, ce sera ton travail, Paula.
J’aurais sauté au cou de la bonne femme !
— Mais, madame, nous devons terminer cela et…
— Ta, ta, ta, tu vas faire visiter notre capitale, rien n’est plus urgent.
Je remerciai chaleureusement Mme… Paula était-elle seulement contente d’avoir congé ? Qu’importait : j’étais trop heureux pour analyser.
Nous partîmes ainsi en promenade avec la promesse de revenir pour le déjeuner. Je marchais à côté de Paula, muet de ravissement. De temps en temps, elle essavait de marcher au même pas que moi, c’est-à-dire au pas militaire. Elle imitait le pas de parade, sans doute pour se moquer de moi, mais rien ne pouvait ternir mon bonheur. Je ne savais que rire sans rien répondre. Dans une petite boutique peinte en rouge, on vendait de la friture de poisson. L’idée me vint d’en offrir à Paula. J’étais moi-même plus sensible aux choses sérieuses comme la nourriture, qu’aux fins bouquets délicatement offerts. Paula me suivit, toujours délicieuse et souriante. Le marchand préparait déjà deux portions sur deux tranches de pain bis beurré sans doute avec quelque ersatz, lorsqu’il nous demanda nos tickets de pain.
— Tickets ? Je n’ai pas de tickets… Je suis en permission.
— Toutes les familles des permissionnaires peuvent avoir des tickets chez le bürgermeister pour le séjour des leurs. Je connais la combine, il y en a même qui en touchent pour ceux qui sont morts, fit le grossier personnage pour qui notre joie n’avait pas été communicative.
Pour ma part j’aurais bien bouffé le poisson sans cette putain de tartine, mais devant une jeune fille !
— Je suis en transit, fis-je souriant pour essayer de gagner la sympathie du commerçant.
Il n’y eut rien à faire. Paula riait cette fois à gorge déployée. Je me sentis devenir ridicule.
— J’aurai ta peau, vermine, ajoutai-je en français.
L’autre ne comprit rien et continua à fourgonner ses fourneaux. Sans friture nous continuâmes notre balade. Le déjeuner chez Mme… vint combler mon bonheur. Malgré les sérieuses restrictions, la brave dame réussit à préparer des mets fort appétissants. Je ne sais si c’est le manque d’habitude on les quelques bonnes liqueurs dont m’avait gratifié mon hôtesse mais, lorsque je quittai la table, j’étais en proie à une excitation peu commune. À tue-tête, j’entonnai des chansons de marche que mes deux compagnes ne pouvaient absolument pas chanter avec moi. Puis, me rendant compte de mes beuglements, je m’excusai hâtivement et entamais un autre refrain tout aussi percutant.
La brave dame semblait amusée mais pas très tranquille.
Paul se tordait et me regardait comme si j'étais un polichinelle. Mme… se rendait compte de mon ivresse, et craignant pour sa vaisselle, suggéra à Paula de m’emmener prendre l’air. Celle-ci m’entraîna donc à sa suite, pas très heureuse de sortir avec un feldgrau prêt aux pires conneries.
Dans l’escalier, ma timidité soudain vaincue par un culot monstre, j’attrapai Paula par la taille et commençai à mimer une danse au son de mes lourdes bottes ferrées. Les sourcils de mon amie se froncèrent et elle se dégagea brusquement en faisant vaciller le poivrot que j’étais devenu.
— Restez tranquille ou je ne vous accompagne pas ! précisa la jeune fille.
D’un seul coup je fus dessoûlé. Le seul fait que le sourire de Paula eut disparu, me consternait. Entre son regard durci et le mien momentanément chaviré par un bon repas, une brume semblait s’être levée. Une brume comme celle qui planait un jour sur le Don. J’eus brusquement l’impression d’être dans un trou d’homme et de revoir en songe ce qui avait été pour quelques heures une lumière dans ma jeunesse. Un grand frisson me parcourut : par ma connerie de quelques secondes, j’avais peut-être perdu Paula.
— Paula ! criai-je comme un désespéré.
Je restais planté sur les marches, Paula avait atteint le bas de l’escalier et s’encadrait déjà dans le portail inondé de soleil.
— C’est bon, venez, fit-elle, toujours en colère, mais ayez de la tenue.
Engourdi, je rejoignais mon bonheur terni.
— Que voulez-vous voir ?
— Je ne sais pas, Paula, ce que vous voudrez.
— Mais moi, je ne sais pas ce que vous voulez voir ?
La panique s’empara de moi. Visiblement Paula était exaspérée de traîner à ses basques un feldgrau saoul. Il faudra que je devienne officier, pensai-je dans mon émoi. Paula me mettait en demeure de prendre une décision sur ce que je ne connaissais pas. Dans ma tête, les ordres des sous-offs se mêlaient à la voix irritée de Paula, et m’enjoignaient d’accomplir ce que je n’avais aucune chance de réussir. « Soldat, grimpez au volant du Tatra ! Alors vous vous décidez ! Où voulez-vous aller ? Contact, attention à la chaîne ! Vous avez taché votre tenue, regardez, il vous faudra faire attention ! Contact !… Vous vous décidez…» « Oui, Herr Leutnant, jawohl ! Oui, Paula, entendu ! »
Soudain, elle me secoua par la manche et me tira de ma léthargie. Je levai sur elle des yeux sans doute si tristes que ses lèvres s’arrondirent comme pour un « Oh ! » de surprise.
— Allons toujours jusqu’à la place, fit-elle, nous nous déciderons ensuite, venez.
Elle me prit le bras. Je me laissai entraîner sachant que si un officier ou la feld-gendarmerie nous croisait, j’irais terminer ma perme dans un Arbeitslager pour m’être laissé donner le bras en pleine rue. Plus loin, je le fis tout de même remarquer à Paula.
— Oh ! ne vous en faites pas, dit-elle, moi je ne suis pas ivre, je les verrai arriver de loin.
Finalement, comme je restais à peu près muet, Paula prit l’initiative et me trimbala dans mille endroits que je parcourus sans les voir. Je ne parvenais plus à sortir de mon tourment. Je restais persuadé que la jeune fille faisait uniquement son devoir en me baladant ainsi et rien d’autre. J’aurais aimé qu’elle eût autant de plaisir que moi. Cela était impossible. Paula n’avait aucune raison de me faire des concessions. Il n’y avait aucune raison pour que je manque de tenue ou que je gesticule gauchement dans la rue propre et organisée. Il n’y avait pas de raison pour qu’elle accepte de payer son tribut de patience à un pauvre con de gefreiter parce qu’il avait pataugé des mois dans la neige et l’effroi. Il n’y avait pas de raison, surtout parce que les gens tranquilles ignorent que ceux qui ne sont pas habitués au bonheur gueulent à perdre haleine devant une joie qu’ils ne peuvent plus contenir. C’était à moi de comprendre. À moi de me mettre au diapason des gens tranquilles. À moi de ne choquer personne, de rester avec un sourire suave, ni trop large ni trop crispé. Sous peine de passer pour un exalté ou un personnage très antipathique – comme je l’ai si souvent ressenti en France après la guerre –, c’était à moi de faire l’effort, à moi d’improviser, à moi de ne pas emmerder les gens avec mes récits sans intérêt de la guerre – j’ai souvent eu l’envie d’écraser ceux qui m’accusèrent en plus de mentir : c’est si facile de tuer, surtout lorsque soi-même on ne tient plus tellement à l’existence – c’était à moi, con de gefreiter, qui m’étais trompé d’armée, c’était à moi, con de gefreiter, d’apprendre à vivre puisque je n’avais pas su mourir. Et toi, Paula, pourquoi me fais-tu remarquer cette tache sur ma vareuse ? Pourquoi ? Pourquoi une simple tache peut-elle effacer ton sourire. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’aime encore sourire, moi qui ai déjà vu un océan de taches immondes ? Ce soir, les Neubach riront peut-être, Paula, et moi, Paula, j’essaierai de rire comme toi.