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À 5 heures, Paula m’abandonna près de l’Oder Brücke. Elle me fit de nombreuses recommandations sur le chemin que je devrais prendre pour retrouver Killeringstrasse. Elle me serra la main longuement et eut un sourire de pitié. Moi je souriais comme si j’étais heureux.

— Je passerai un instant, ce soir, chez les Neubach, fit-elle. De toute façon nous nous reverrons demain. Bonsoir.

— Gute Nacht, Paula.

Le soir, je vis les Neubach. Je reconnus dans les traits de Mme Neubach ceux d’Ernst. Ces malheureux ne s’attardèrent pas sur le double malheur qui, en dix jours, avait anéanti tous leurs espoirs. Pour eux, l’Europe de demain n’avait plus de sens, puisque ceux qui auraient dû la connaître avaient disparu. Malgré l’insurmontable tristesse qu’ils ne pouvaient dissimuler, M. et Mme Neubach furent héroïques et essayèrent de fêter mon passage. La bonne dame qui m’avait si gentiment saoulé la gueule à midi s’était jointe à nous. Vers 11 heures, Paula, au cours d’une ronde de service, passa nous voir. Nos regards se croisèrent et Paula trouva drôle d’expliquer notre altercation de cet après-midi.

— Vous savez, j’ai été obligée de sermonner notre permissionnaire cet après-midi. Il dansait et sautait en pleine rue.

Je guettais les expressions sur les visages, ne sachant pas si j’allais me faire engueuler ou si tout le monde allait rire. Heureusement, je n’eus qu’à rire avec les convives.

— Ce n’est pas gentil, Paula, dit la chère, la douce, la parfaite bonne dame du troisième étage, tu dois te faire pardonner.

Parmi les rires, Paula rosissante et souriante fit le tour de la table et déposa sur mon front tracassé un baiser. Tel un condamné à mort sur la chaise électrique, je reçus les lèvres de la jeune fille comme Marie l’Annonciation. Absolument sans réaction, je me sentis rougir. Devant mon émotion, tous les assistants s’exclamèrent :

— Tout est pardonné !

Déjà Paula faisait gaiement au revoir à tout le monde et disparaissait derrière la porte.

Paula ! Paula ! J’aurais voulu !… j’aurais voulu !… j’aurais voulu je ne sais quoi. Je restais cloué sur mon siège. Médusé, je ne prêtais plus aucune attention à la conversation qui avait repris.

On me posa des questions sur mes parents, sur ma vie avant… Aucune sur la guerre, Dieu merci ! Je répondais évasivement. Le baiser de Paula brûlait encore mon front comme la douille chaude d’un obus de pak. Paula, bon Dieu ! J’aurais dû faire la patrouille avec elle, merde de merde, ce n’est pas tous les jours qu’on peut faire une patrouille avec une jeune fille au lieu de cinq ou six feldgrauen. Merde de merde ! Suis-je con !

J’aurais bien trouvé une excuse pour quitter la table. C’était trop tard, il me fallait patienter avec ces braves gens. Une demi-heure après, chacun songeant à son sommeil, les Neubach me proposèrent la chambre réservée à leur fils. Je me confondis en remerciements et en excuses et expliquai que je devais regagner le centre d’accueil pour des raisons militaires. En fait, je ne supportais pas l’idée de dormir dans le lit de mon défunt ami. Et puis, j’avais envie de marcher. Inconsciemment, j’espérais rencontrer Paula dans la rue.

Les braves gens, connaissant les obligations militaires, n’insistèrent pas. Je me retrouvai donc dans la rue, sifflotant joyeusement, en proie à un bonheur subit. Je m’étais fait expliquer le chemin à suivre, et je retrouvai le grand bâtiment, réservé au centre d’accueil, sans trop de difficultés. Par contre, je n’eus pas la chance de rencontrer Paula. Je franchis le poste de réception où deux civils jouaient aux cartes avec deux militaires dont le feld qui avait pris ma déposition.

— Hep, vous, là-bas ! fit-il.

Instinctivement je me retournai et me collai au garde-à-vous.

— Vous êtes bien le gefreiter Sajer ?

— Ja, Herr Feldwebel.

— Bon, il y a une bonne nouvelle pour vous, un de vos parents viendra vous voir ici dans deux jours. J’ai réussi à obtenir une autorisation spéciale pour un membre de votre famille.

J’ouvrais des yeux tout ronds.

— Merci infiniment, Herr Feldwebel, je suis très heureux.

— Ça se voit, mon garçon, et tu rentres bien tard !

Je claquai des talons et fis demi-tour, tandis que le quatuor plaisantait à mon sujet.

— On est allé faire un petit tour au Fantasio Hôtel, hein ?

Ce devait être un bordel. Je passai une nuit agitée sans pouvoir oublier Paula un instant.

Deux jours passèrent, pleins de délices et d’amusements. Je ne quittais plus Paula d’une semelle. Je prenais les déjeuners chez Mme… et les dîners chez M. et Mme Neubach. Mme…, qui était une fine mouche, s’était rendu compte du sentiment débordant que j’avais pour Paula et en était effrayée. À plusieurs reprises, elle essaya de me démontrer que la guerre n’était pas finie et que j’avais tort de m’amouracher. Tout finirait bien un jour, et ce jour-là, je pourrais laisser libre cours à mes sentiments en toute espérance mais pour le moment… cela lui paraissait peut-être trop précipité.

À mon avis d’adolescent, la guerre ne pouvait rien contre l’amour que je portais à cette jeune fille et il n’était pas question de le refréner. Il ne connaîtrait d’autres limites que celles de mon temps de congé contre lequel malheureusement je ne pouvais rien.

Quelqu’un de chez moi devait venir me voir et je ne pus m’éloigner du centre où je passais mes nuits. Cela m’énervait un peu, car je perdais des instants précieux que j’aurais pu passer en compagnie de Paula. Le jour où je devais avoir ma visite, j’avais fait, depuis le matin, au moins cinq apparitions au poste de réception pour savoir si ceux que j’attendais étaient arrivés. Enfin, au milieu de l’après-midi, le feld complaisant me donna la réponse avant que je ne lui aie exposé la question.

— On vous attend dans votre dortoir, Sajer.

— Ah ! fis-je comme si je ne m’y étais pas attendu du tout. Merci, Herr Feldwebel.