Выбрать главу

Je grimpai les escaliers et poussai la porte de la grande chambrée, où j’avais déjà passé quelques nuits. À travers l’alignement des deux rangées de lits, je vis immédiatement un monsieur debout avec une gabardine gris-bleu : mon père.

Il ne me reconnut pas tout de suite. Deux ou trois soldats ronflaient tout habillés sur leur plumard et se reposaient des fatigues de la nuit ou de la guerre. D’un pas décidé, je m’avançai vers mon père, à qui, aujourd’hui encore, je n’ai jamais manqué de respect.

— Bonjour, papa, fis-je tout simplement.

— Tu as l’air d’un homme, me dit-il, avec l’éternelle timidité qui le caractérise. Comment vas-tu ? tu ne nous as pas beaucoup écrit : ta mère a été très inquiète depuis ton départ.

Moi j’écoutais, comme toujours lorsque mon père parlait. Je le sentais mal à l’aise au cœur de la Germanie, dans ce dortoir où tout sentait l’implacable discipline militaire allemande.

— Veux-tu que nous sortions, papa ?

— Si tu veux. Ah ! au fait, je t’ai apporté un petit colis que ta mère et moi avons eu beaucoup de mal à réunir. Les Allemands, fit-il tout bas, comme s’il eût parlé de quelques cannibales, l’ont gardé en bas.

Mon père, bien qu’ayant épousé une femme allemande, supportait mal tout ce qui venait de ce pays. Il en était encore resté à la vieille hargne 14-18 et à sa captivité dont il n’avait, parait-il, pas eu à se plaindre. Aussi, le fait qu’on lui ait collé un fils dans l’armée du Reich l’empêchait d’écouter tranquillement la radio de Londres. En bas, je demandai mon colis au feldwebel.

Il me le rendit, tout en disant à mon père, dans un français presque correct :

— Je m’excuse, monsieur, mais il est interdit aux occupants du dortoir de le transformer en réfectoire. Je vous rends vos friandises.

— Merci, monsieur, fit mon père, intimidé.

Tout en marchant dans la rue et en discutant avec lui, je faisais l’inventaire de mon cadeau. Je farfouillais dans la boite en carton. En dessous d’une plaque de chocolat et d’un paquet de gâteaux secs, je trouvai, oh bonheur ! une paire de chaussettes tricotées par ma grand-mère paternelle.

— Ça va me rendre grand service, dis-je.

— Je pensais que tu serais plus attiré par les cigarettes ou le chocolat. En fait, vous ne manquez pas de tout cela, fit mon père suivant son idée et persuadé que nous faisions bombance du matin au soir. Les Allemands prennent tout.

— Ça va, eus-je le tort de dire, ayant appris à jouir du moment présent en oubliant la veille.

— Eh bien, tant mieux pour toi, mais tu sais, pour nous, ce n’est pas pareil. Ta mère a beaucoup de difficultés pour arriver à faire des repas. Ce n’est pas rose.

Je restai sans trop savoir quoi répondre. Je pensai un instant à rendre le colis.

— Enfin, espérons que tout cela va finir rapidement. Les Allemands sont mal partis. Les Américains par-ci, les Américains par-là… la radio de Londres a dit… l’Italie, les Alliés…

J’en appris des choses ! Un groupe de la Kriegsmarine nous croisa en chantant. Réglementairement j’élevai mon bras droit dans un large salut au groupe. Mon père me regarda vraiment comme l’occupant. La France se trouvait, d’après lui, dans un tel chaos qu’il me fallut lui remonter le moral.

Ainsi, pendant vingt-quatre heures, j’entendis parler de la France souffrante. Ces explications m’étaient données comme si j’avais été un soldat canadien ou anglais. Mon père me mettait dans une situation délicate et je ne savais quelle attitude prendre. Toujours soumis, je me contentais de répondre « Oui, papa », « En effet, papa ! » Pourtant, j’aurais aimé parler d’autre chose et surtout de ce qui m’arrivait. J’aurais bien aimé lui dire que j’aimais Paula. Mais j’eus peur qu’il ne comprenne pas et que, du même coup, je me fasse engueuler.

Le lendemain, j’accompagnai mon père tout chagrin à la gare. J’eus l’idiotie de me coller au garde-à-vous pour le saluer une dernière fois. Je ne pense pas qu’il apprécia. Ainsi, par une chaude soirée de juin, je vis s’éloigner mon père, le regard inquiet, pour une durée de deux ans. Deux ans ou un siècle ! Deux ans lourds d’importance qui représentent soixante-quinze pour cent de ma vie.

Mon premier soin fut de me précipiter chez les Neubach. Je m’excusai de ne pas avoir présenté mon père et j’expliquai que nous n’avions eu que très peu de temps. Les Neubach comprirent très bien et ne m’en voulurent pas. J’avais l’air tellement impatient, que Mme Neubach me donna des nouvelles de Paula. J’appris avec déception qu’elle ne viendrait que le lendemain à midi. C’était trop bête. Vingt-quatre heures de perdues déjà, plus une nuit et une matinée. Dans les sept ou huit jours qui me restaient, cela comptait énormément. Je dînai sans grande joie chez M. et Mme Neubach qui respectèrent mon silence. Puis, je les quittai et descendis dans la rue, décidé à parcourir toute la ville à la recherche de mon puéril amour. Ce que je fis, jusqu’à ce que les sirènes viennent remplacer les tintements de quelques clochers qui auraient dû sonner 11 heures. Les longs mugissements montaient dans la ville. Dans les rues déjà aveuglées par le black-out, les rares lueurs disparaissaient. Déjà, sans doute partis de Tempelhof, les chasseurs de nuit s’arrachaient au sol aussi sombre que le ciel et rasaient les toits dans le grand hurlement de leurs moteurs. Par moments, l’échappement de ceux-ci traçait une lueur rose dans l’obscurité. Les side-cars de la défense territoriale sillonnaient les rues à la lueur de leur très faible éclairage et incitaient les rares passants à gagner les abris. Tout était encore calme et j’avais bien le temps de le faire. Chaque immeuble mettait d’ailleurs ses souterrains à la disposition de tous. Je battais donc toujours le bitume, une seule idée en tête, lorsque le ronflement sourd des bombardiers ennemis approcha.

Je savais que les équipes de secouristes arriveraient avec les premières bombes et que peut-être je verrais Paula. Je me glissai dans l’encoignure d’une porte, en face de la petite entrée de l’abri d’une maison trapue. J’avais une large vue sur une espèce de canal qui dégageait un assez vaste horizon baigné par une légère brume. Le rideau de feu monta du nord-ouest comme un embrasement irréel. Sans doute, l’apocalypse était-elle réservée aux grandes usines de Spandau. Partout, dans le ciel, des milliers de petits points lumineux craquaient comme tirés par un feu d’artifice encore lointain. Les nombreuses pièces de la défense antiaérienne de la capitale, dont certaines avaient même été dressées sur les terrasses des immeubles, opposaient, au rideau de feu qui avançait, un mur serré de mortels éclats. De larges lueurs apparaissaient et se prolongeaient jusqu’au sol, marquant chaque fois la destruction d’un quadrimoteur. Un martèlement d’une incroyable puissance faisait vibrer le pignon de lourdes pierres contre lequel j’étais appuyé. Les yeux soumis à un contraste brutal entre les ténèbres et les éclairs blancs, je scrutais par instants la rue et les quais où quelques retardataires couraient vers les abris. Puis la symphonie des vitres brisées monta en même temps qu’une nappe de bombes balayait un quartier de Berlin à un kilomètre devant moi. L’ouragan du déplacement d’air courut sur l’espace du canal dont l’eau se rida désagréablement.

Alentour, mille choses chutaient. Malgré mon désir de garder contact avec la rue, une peur irrésistible me la fit traverser en direction de l’abri. Sous mes pieds, le pavé tremblait comme la tôle mal ajustée sur le capot d’un lourd camion en marche. En un rien de temps je fus au milieu d’une foule au regard angoissé. L’air était irrespirable. Sans interruption un grondement puissant qui semblait venir autant de dessus que de dessous, faisait se détacher le revêtement de la voûte. Des gens sollicitaient du regard un peu de confiance sur d’autres visages aussi crispés que le leur. Des enfants inconscients posaient des questions naïves. « Qu’est-ce que c’est qui fait ça, maman ? » La mère embarrassée tapotait de ses doigts tremblants la frimousse aux cheveux blonds. Ceux qui avaient la chance de croire en quelque chose, priaient. J’étais appuyé contre une grosse conduite métallique qui me transmettait d’une façon très directe les vibrations d’alentour. Le grondement s’amplifiait cette fois, et écrasait l’air contenu dans les poitrines. Des cris d’angoisse montèrent. Comme mille express traversant la cave, un vacarme, qui couvrit plaintes et exclamations envahit l’abri et sembla y demeurer très longtemps. Les bougies vacillèrent et s’éteignirent. Les cris effrayants de la foule apeurée montèrent comme venant de l’enfer. Des lampes électriques s’allumèrent. L’abri tout entier sembla s’engloutir. Une poussière opaque arrivait de l’extérieur et s’engouffrait dans notre refuge.