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— Fermez la porte, hurlèrent des voix d’hommes.

On la claqua et nous eûmes l’impression d’être dans une fosse commune. Des femmes commençaient à avoir une crise de nerfs et gesticulaient en hurlant. À cinq ou six reprises, le souterrain bougea, secoué par une puissance irrésistible. Tous les gens pétrifiés, moi y compris, demeuraient serrés les uns contre les autres, malgré l’horrible impression d’étouffement due à l’insuffisance d’aération. Une heure après y être entré, l’orage s’étant calmé, je ressortis de cet abri malsain pour découvrir, à la lueur des incendies, un paysage dantesque. Le canal de tout à l’heure reflétait, dans ses eaux subitement illuminées, l’image d’une dizaine d’incendies qui ravageaient ce qui jusqu’alors avait donné un sens à ses rives. D’hétéroclites débris jonchaient, entre deux crevasses béantes, les restes d’une rue propre, aux bordures de trottoir peintes en blanc. Une fumée âcre et suffocante enlevait une constellation d’étincelles qui se perdaient dans le ciel d’une nuit d’été. Partout des gens couraient et, comme à Magdeburg, je fus immédiatement embauché pour le déblaiement.

Après une nuit éreintante et une grande partie de la matinée, je retrouvai enfin Paula tout aussi épuisée que moi. Le bonheur qu’elle me fit en me disant qu’elle avait eu peur pour moi pendant le bombardement effaça d’un seul coup tout le souvenir de cette nuit pénible.

— J’ai pensé à toi aussi, Paula, je t’ai cherchée toute la nuit.

— C’est vrai ? fit-elle d’une petite voix qui me prouvait qu’elle était, elle aussi, gagnée à mes sentiments.

Je me sentis fondre d’émotion. Longuement mon regard s’attarda sur la jeune fille. Une envie folle de la prendre dans mes bras me fit sans doute rougir. Elle rompit le silence.

— Je suis fourbue, fit-elle, si nous allions dans la campagne de Tempelhof, cela nous reposerait.

— Je crois que c’est une bonne idée, Paula, allons-y.

« Tout ce que tu veux, Paula, tout ce que tu veux ! »

En compagnie de mon premier amour, je me dirigeai à bord d’une amusante moto taxi vers la campagne sablonneuse environnant le grand terrain d’aviation civil et militaire de Tempelhof. Nous quittâmes l’autobahn pour accéder à un petit plateau couvert d’une sorte de lichen où nous nous laissâmes choir avec plaisir. Nous étions réellement crevés l’un et l’autre. Il faisait incroyablement beau. À deux kilomètres, les nombreuses pistes d’envol de Tempelhof couvraient la campagne. De temps à autre, un « Focke Wulf » d’entraînement s’arrachait et montait à l’assaut du ciel avec une rapidité foudroyante. Allongée sur le dos, Paula, les yeux mi-clos, semblait prête à s’endormir. Moi, accoudé sur un bras, je la dévisageais comme si le reste du monde n’avait jamais existé.

Mille discours amoureux passaient dans ma tête. Mille choses qu’il fallait que je dise à Paula. Mille choses !… mais ma bouche restait dérisoirement muette. Pourtant il fallait, il fallait que je lui dise aujourd’hui ! Il fallait que je profite de cet instant idéal, que je lui fasse comprendre tout au moins. Quelle connerie d’être aussi timide ! Le temps passait, Paula ne disait peut-être rien pour me permettre justement de parler. Le temps passait et surtout celui de ma permission, mais malgré toutes ces raisons, l’amour que je portais à Paula m’imposait le silence. Elle murmura :

— Le soleil est vraiment chaud.

Je balbutiai quelques âneries. Finalement, dans un sursaut de courage, ma main glissa vers celle de la jeune fille. Je sentis le bout de ses doigts et j’eus une courte hésitation à ce délicieux contact. Puis, redoublant de courage au point que ma respiration semblait s’être arrêtée, la main entière de Paula fut dans la mienne. Je la serrai avec ferveur et elle ne se dégagea pas.

Ayant eu autant de difficultés à vaincre ma timidité qu’à traverser un champ de mines, je restai un moment allongé sur le dos pour reprendre des forces. Béat de bonheur, je demeurai les yeux fixés sur le firmament, indifférent au reste du monde.

Paula tourna vers moi son visage aux yeux clos. Sa main serrait la mienne. Il me sembla que j’allais m’évanouir. Dans l’émotion qui me possédait, je crus avoir murmuré : « Je t’aime. » Je me ressaisis rapidement, ne sachant plus si je l’avais vraiment dit ou non. Paula ne bougeait pas. J’avais dû rêver.

Une chose pourtant venait de nous faire redresser la tête. À l’unisson depuis l’aérodrome, jusqu’à la proche banlieue berlinoise, le mugissement sinistre des sirènes envahissait une fois de plus l’atmosphère. Nous nous regardâmes, stupéfaits.

— Quoi, encore une alerte !

Cela paraissait peu probable. À cette époque, les raids diurnes ennemis étaient encore très rares, du moins dans cette région. Pourtant il était impossible de s’y méprendre : c’était le signal de début d’alerte. Nous ne tardâmes pas à en être convaincus : partout, sur les pistes, des avions roulaient et prenaient de la vitesse.

— Les chasseurs partent, Paula. C’est une alerte !

— Oui, tu as raison. Regarde là-bas, il me semble que des gens courent jusqu’à cet abri en béton.

Il n’y avait plus de doute.

— Il faut se mettre à l’abri, Paula.

— Oh ! nous ne risquons rien ici : c’est la campagne. Ils vont bombarder une fois de plus Berlin.

— Oui, après tout, tu as raison. Nous serons aussi bien ici que dans une cave sans air.

Au-dessus de nous, la chasse allemande passait dans un hurlement.

— Dix, douze… treize… quatorze…, criait Paula, saluant les « Focke Wulf » qui vrillaient l’air en rasant nos têtes. Vive nos aviateurs ! Hourra !

— Allez-y, les gars ! gueulais-je à mon tour pour suivre le mouvement.

— Allez-y ! répétait Paula, et là, ils vont les voir, ce n’est pas comme la nuit, vingt-deux… vingt-trois… vingt-quatre… qu’il y en a ! Hourra !

Une trentaine de chasseurs s’étaient envolés et grimpaient vers le ciel. La tactique consistait à prendre le plus de hauteur possible pour ensuite redégringoler en piqué sur le dos des bombardiers. C’est pourquoi la Luftwaffe avait mis au point ces formidables « Focke Wulf-190 » et « 195 » qui grimpaient si facilement en chandelle. Le bruit d’une défense antiaérienne très éloignée nous parvint.

— Si ça se trouve, ils ne viennent même pas sur Berlin.

— C’est à souhaiter, Paula.

Moi, j’avais déjà oublié cette maudite alerte qui m’avait fait lâcher la main de ma bien-aimée et, laissant les chasseurs à leur besogne, je préparais ma seconde attaque. Je m’étais déjà beaucoup rapproché de Paula lorsque, à travers la rumeur de la ville toute proche, enfla le bruit énorme des bombardiers ennemis.