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— Oh ! regarde Guille, fit-elle en prononçant mon prénom toujours aussi mal, ça vient de là-bas, regarde !

De sa main délicate, elle désignait une énorme masse de points noirs qui grossissaient dans le ciel d’azur.

— Comme ils sont haut ! fit-elle, regarde ! Il y en a d’autres là-bas.

Je restai cette fois, le regard fixé sur la double apparition qui se dirigeait sur la ville et sur nous.

— Mon Dieu, comme il y en a !

Le bruit enflait, enflait.

— Oui, il y en a des centaines.

— On ne peut pas les compter, fit Paula, candide, ils sont trop loin.

Je me mis à avoir peur, peur pour nous, pour elle, pour mon bonheur.

— Il faut fuir, Paula, ça peut être très dangereux.

— Oh ! non, fit-elle désinvolte, que veux-tu qu’il nous arrive, ici ?

— Mais nous pouvons être hachés. Paula, il faut nous mettre à l’abri.

J’essayai de l’entraîner.

— Regarde ! fit-elle, toujours intéressée par le péril qui grossissait à vue d’œil, ils tournent vraiment vers nous. Regarde, ils font des traînées blanches derrière eux. C’est curieux.

Cette fois la Flack venait d’entrer en action. De tous les côtés, des milliers de tubes crachaient l’acier sur les assaillants.

— Viens vite, fis-je à Paula, en la prenant de force par la main, il faut s’abriter, je te l’affirme.

Les abris du terrain d’aviation étaient beaucoup trop loin pour que nous puissions les atteindre maintenant. En courant, j’entraînai Paula vers un creux, auprès d’une futaie.

— Où sont nos chasseurs ? criait Paula essoufflée.

— Ils se sont peut-être enfuis devant le nombre.

— Oh ! ce n’est pas bien ce que tu dis : les soldats allemands ne s’enfuient jamais devant le danger.

— Mais que peuvent-ils faire, Paula ? Les autres sont au moins mille !

— Tu n’as pas le droit de dire ça de nos courageux aviateurs.

— Excuse-moi, Paula, c’est vrai, cela m’étonnerait qu’ils se soient enfuis.

Le tonnerre s’abattait à nouveau sur la capitale martyre. Les soldats allemands ne s’enfuient jamais. Je le savais, moi qui avais couru du Don à Kharkov. À leur décharge, on pouvait tout de même admettre que le soldat allemand se battait souvent à un contre trente comme en Russie, par exemple. Du trou où j’avais obligé Paula à plonger, je pus cependant assister à l'avalanche qui ravagea le tiers de l’aérodrome et quatre-vingt-dix pour cent de Tempelhof.

Les masses diurnes de bombardiers étaient toujours plus puissantes que celles de nuit. Ce jour-là, onze cents appareils anglo-américains attaquèrent Berlin et ses environs. À peu près soixante chasseurs leur furent opposés. Les Américains subirent de lourdes pertes dues aussi bien à la Flack qu’à la chasse. Une centaine d’avions ennemis furent très certainement abattus. Aucun avion allemand ne fut épargné. Les pilotes n’avaient pas fui.

Je vis donc très nettement les grappes sifflantes descendre depuis sept ou huit mille mètres sur Tempelholf et sur les pistes du terrain. Je vis la plaine trembler sous ce pilonnage titanesque. Je vis la terre se fendre, les maisons se volatiliser, les réserves d’essence du camp d’aviation étendre des flammes qui roussirent la terre sur des centaines de mètres. Je vis une banlieue de cent cinquante mille habitants disparaître dans une nappe impénétrable de fumée. Je vis, les yeux involontairement ouverts sur le séisme, des arbres par paquets de dix se soulever du sol avec un bruit effroyable. J’entendis les avions en perdition hurler de toute la puissance de leurs moteurs. Je vis leurs cabrioles, leurs explosions, leurs chutes. Je vis entre autres, un « Focke Wulf » larguer son réservoir auxiliaire, qui tomba à cinq ou six mètres de notre refuge, nous aspergeant d’essence avant de s’écraser sur l’autobahn. Je sentis sur mon visage le souffle brûlant des explosions. Je vis aussi la terreur dans les yeux de Paula qui s’était blottie contre moi. Des débris incandescents sillonnaient l’air et nous obligeaient à nous faire minuscules au fond du trou. Paula avait caché sa tête entre mon épaule et ma joue, et son tremblement venait s’ajouter à celui des explosions.

Blottis l’un contre l’autre, comme deux enfants éperdus, nous assistions impuissants au cataclysme. Les avions avaient disparu depuis longtemps que les explosions à retardement finissaient de ravager Tempelhof où l’on dénombra, pour un seul raid, vingt-deux mille morts. Berlin, lui aussi, avait été arrosé et les services de secours étaient absolument débordés. Les décombres de la nuit bouchaient encore les rues. Spandau flambait toujours. Dans le quartier sud-ouest, les bombes à retardement éclataient encore quinze heures plus tard. Tempelhof hurlait de douleur.

Lorsque, hagards, nous sortîmes du trou, Paula, les nerfs brisés par la fatigue de la veille et cette nouvelle épreuve, s’agrippait à mon bras et ne pouvait plus s’arrêter de trembler.

— Guille, fit-elle, je me sens mal. Regarde, je suis toute sale.

Elle semblait avoir perdu la raison. Sa tête retombait une fois de plus sur mon épaule.

Presque sans y penser, je me mis à l’embrasser anxieusement sur le front. Anéantie, Paula se laissait faire.

Les pensées que j’avais eues au début de notre promenade ne pouvaient plus se regrouper. Je n’éprouvais plus aucune gêne à embrasser ainsi mon amie. Mon amour semblait avoir dépassé le stade du flirt infantile. J’embrassais les cheveux de Paula comme j’aurais consolé un gamin bouleversé. À travers Paula, je revoyais celui de Magdeburg secoué de sanglots. Je songeais aussi à Ernst, je songeais à toutes ces larmes, à toutes ces angoisses. J’essayais, moi-même, d’avoir un peu de pitié et de la transmettre. Mon bonheur était mêlé à trop de souffrances pour que je puisse l’accepter ainsi en oubliant tout le reste. Mon amour pour Paula avait quelque chose d’impossible au milieu de ce chaos permanent. Jamais je ne pourrais jouir de ce bonheur aussi longtemps qu’autour de moi des enfants pleureraient à en suffoquer, dans la poussière des maisons qui s’écroulent. Rien ne paraissait sûr, rien ne semblait pouvoir dépasser chaque journée de ce beau printemps, sauf peut-être mon amour pour Paula que je ne savais comment établir.

Le ciel s’était aux trois quarts couvert de la fumée des milliers d’incendies qui ravageaient Tempelhof, les relais de l’autobahn et Berlin. Et mon regard allait des cheveux blonds de Paula au paysage bouleversé.

Nous nous laissâmes, une fois de plus, tomber sur l’herbe. Je ne savais trop que dire pour la réconforter. Lorsque nous eûmes un peu repris haleine, nous descendîmes lentement vers l’autobahn. Là, des camions chargés de monde couraient au secours de Tempelhof. Sans que nous leur fassions signe, ils s’arrêtèrent à notre hauteur.

— Montez, les jeunes ! On aura besoin de vous là-bas.

Nous nous regardâmes.

— Oui, bien sûr, nous arrivons.

— Viens, Paula, je t’aide à monter.

Les camions ramassaient tout le monde sur leur passage. On abandonna une partie de la ville à son sort pour être sûr de pouvoir au moins sauver l’autre. Pendant des heures, nous travaillâmes sans relâche pour dégager des blessés. Tous les « Hitlerjugend » d’une caserne voisine, en quête d’héroïsme, s’attaquèrent aux sauvetages les plus périlleux. Plusieurs payèrent de leur vie cet excès de dévouement et disparurent au milieu des poutres incandescentes.

Tard dans la nuit, nous réussîmes à nous réfugier, Paula et moi, dans un appartement aux trois quarts détruit. La tête tourbillonnante de fatigue, nous nous laissâmes tomber sur un lit. Épuisés, nous restions l’un et l’autre sans mot dire, les yeux grands ouverts dans l’obscurité de la chambre. Nés de la fatigue des milliers de papillons lumineux dansaient devant nous, et semblaient être plus qu’éphémères. Sur ma rétine impressionnée, la lueur des incendies continuait en songe à éclairer mon esprit. Une main écorchée de Paula jouait avec un bouton de ma vareuse poussiéreuse.