À bientôt, mon amour.
Il faisait beau et j’avais l’air de partir pour une partie de campagne. Je restai longtemps sur le marchepied à regarder la silhouette de mon amie diminuer, diminuer, et disparaître à jamais. Je serai bientôt de retour, Paula chérie. Je ne fus jamais de retour. Je ne revis jamais Paula, ni Berlin, ni la Killeringstrasse, ni M. et Mme Neubach…
Paula, nous nous marierons. Je te le jure. Pardon, Paula… La guerre m’a empêché de tenir mon serment. La paix lui a fait perdre tout crédit. La France me l’a fait sévèrement remarquer. Pardon, Paula, je ne suis pas entièrement responsable. Paula, mon amour, comme moi tu as connu la misère de la guerre, tu as connu la peur et l’angoisse, et peut-être, je le souhaite de toute la force de mon âme, as-tu été épargnée. Cela seul compte, Paula : elle nous permet de nous rappeler, te souviens-tu… La guerre a rasé Berlin et l’Allemagne, la Killeringstrasse et les Neubach peut-être aussi, mais pas toi, Paula, non, ce serait trop affreux… non pas toi… Il ne faut pas. Je n’ai rien oublié : je n’ai qu’à fermer les yeux pour revivre nos merveilleux moments. J’entends le son de ta voix… je sens l’odeur de ta peau… J’ai encore le poids de ta main dans la mienne…
Chapitre V
Entraînement pour un corps d’élite
À bord du train bondé, je restai dans le couloir et ouvris rapidement la petite boîte que m’avait donnée Paula en partant. À l’intérieur je retrouvai les deux paquets de cigarettes que je lui avais offerts. Ces paquets, je les avais eus dans le colis que m’avait apporté mon père. Ne fumant pas, il m’avait gardé quelques-unes de ses décades. Dans une lettre charmante qui accompagnait le minuscule colis, Paula m’expliquait que ces cigarettes m’aideraient dans les moments de privation que je pourrais connaître. Une photo de ma bien-aimée complétait le tout. Je relus au moins dix fois la lettre avant de l’enfouir précieusement avec la photo dans mon carnet militaire.
Le train brinquebalait et chacun s’était réfugié dans sa propre mélancolie. J’essayai de trouver sur le rebord de la fenêtre un endroit stable pour commencer immédiatement une lettre pour Paula. Un gros con du corps alpin ne put s’empêcher de m’adresser la parole.
— Permission terminée, hein, jeune homme ? C’est toujours trop court les permes n’est-ce pas ? Pour moi aussi c’est terminé, et maintenant en route pour le « pan, pan, pan ! »
Je le regardai sans répondre. Il m’emmerdait.
— Et par ce beau temps, ça doit barder là-bas. Je me souviens de l’été dernier ! Figure-toi qu’un jour…
— Je m’excuse, camarade, il faut que j’écrive.
— Ah… une fille, hein ! Ah ! Ah ! toujours les filles. Ah ! ah ! ah ! Il ne faut pas t’en faire.
J’eus envie de lui enfoncer ma baïonnette dans le ventre.
— Il y a des filles partout ! Ah. ah… En Autriche tiens, eh bien…
Je lui tournai le dos, furieux. J’essayais vainement d’écrire, mais le brouhaha général prenait l’aspect d’une indiscrétion. Je remis à plus tard ma décision… Le front appuyé à la vitre, je restai longtemps à fixer sans le voir le paysage qui défilait devant moi. Dans le wagon, des conversations montaient, ponctuées de rire. Certains essayaient de plaisanter pour oublier la réalité. La réalité affreuse d’un front allant de Mourmansk jusqu’à la mer d’Azov. La réalité sinistre où deux millions d’hommes laissèrent leur peau. Le train allait lentement et s’arrêtait un peu partout. Des civils et des militaires montaient et descendaient à chaque gare. Mais le train était plutôt chargé de soldats en direction de l’est que de civils. Dans la nuit nous arrivâmes à Poznan. Je courus jusqu’au centre de regroupement où je devais faire timbrer ma permission qui expirait à minuit. Ensuite je me proposais de gagner le dortoir où j’avais passé presque une nuit lors de mon départ. La bousculade vers le bureau de la feld-gendarmerie m’empêchait de penser un instant à celle que je considérais comme ma fiancée. Tout allait beaucoup plus vite qu’au départ. Deux rangs de soldats avançaient à petits pas, en faisant la queue, et semblaient être avalés par une machine diabolique douée d’un appétit de géant. En dix minutes ma perme défunte fut visée, timbrée, enregistrée. Puis on m’indiqua le train n° 50 pour Korostenva.
— Ah bon ! fis-je, surpris, aux gendarmes, et quand part-il ?
— Dans une heure et demie ! vous avez le temps.
Une heure et demie, pensai-je, mais alors nous allons voyager cette nuit. Je suivis donc le troupeau de feldgrauen qui avançait dans une galerie en planches en direction du train n° 50.
Celui-ci était interminable. Il était formé de wagons de voyageurs et de wagons de marchandises, où les soldats devaient être empilés au maximum.
J’avançai à travers une indescriptible cohue, à la recherche d’un endroit où m’installer plus ou moins confortablement. J’avisai un wagon de queue avec de la paille – suivant en cela les conseils de mon père, car, en cas de déraillement, les wagons de queue avaient plus de chance de rester sur les rails. Entre cinq paires de bottes pendantes devant la porte, je me frayai un passage vers l’intérieur.
— En voiture, jeunot ! crièrent les landser. En voiture pour le paradis !
— Alors, gamin, tu viens avec nous tirer le Ruski ?
— Vous voulez dire que j’y retourne, camarade.
— Merde alors, tu avais des langes la première fois !
On trouvait malgré tout le moyen de rire. Au milieu de la cohorte verte qui défilait sous mes yeux, j’aperçus ce courtaud de Lensen.
— Lensen, gueulai-je ! ici, arrive !
— Ah merde ! fit Lensen, en enjambant les connards qui obstruaient la porte, tu n’as pas déserté.
— Toi non plus, fis-je, tu y retournes.
— Moi ce n’est pas pareil, je suis prussien, je n’ai rien à voir avec les cheveux noirs qui sont de l’autre côté de Berlin.
— Bien répondu, gueulèrent les gars de la porte, rigolards.
Lensen avait beau rire ! tout de même il n’y allait pas de main morte.
— Tiens, fit-il toujours sur le même ton, en voilà un autre !
— Où cela ?
— Là-bas, le grand qui se croit costaud.
Halls, bon Dieu !
Du coup je sautai au bas du wagon. « Qui quitte le nid le perd », gueula quelqu’un.
— Hep ! Halls ! criai-je, joyeux, en venant au-devant de lui.
Déjà la grande gueule de Halls s’animait.
— Ha ! Ha ! Sajer, bon Dieu je me demandais si j’allais te retrouver dans cette foule.
— C’est Lensen qui t’a aperçu.
— Ah bon, il est là aussi ?
Nous retournâmes au wagon.
— Trop tard, les enfants. Ici, c’est complet !
— Tu crois ça ! brailla Halls, en s’emparant de la guibole d’un des gueulards et en le faisant tomber le cul sur le quai.
Tout le monde de rire. En un saut nous étions à bord.
— Bon, c’est tout, fit le gars qui était allé valdinguer en se frottant les fesses. Si cela continue, on va être comme des saucisses de Francfort en boîte et on ne pourra plus ronfler tout à l’heure.
— Dis donc, salaud, fit Halls en me dévisageant, je t’ai attendu pendant quinze jours, moi.
— Mon pauvre vieux, quand je t’aurai expliqué ce qui s’est passé, tu cesseras de m’engueuler.
— Alors, explique-toi, tu te rends compte, je ne savais plus quoi dire à mes parents.
Je racontai alors à mon grand camarade mes mésaventures.