— Merci, camarades, d’être venus vous aussi !
Nous leur présentâmes les armes et le capitaine s’en alla sur un petit geste satisfait de la tête. À peine était-il éloigné que les deux feldwebels qui l’avaient accompagné nous pourchassèrent vers nos baraquements, comme s’ils étaient soudainement devenus enragés.
— Quatre minutes pour vous installer, gueulèrent-ils.
Oubliant les fatigues de la marche, nous étions à nouveau au garde-à-vous au pied de nos lits à deux étages. Nos sous-offs, terrorisés, firent l’appel sous les yeux des deux felds du camp. Ceux-ci nous donnèrent alors des explications, quant à l’ordre, à la propreté et à la discipline qu’ils attendaient de nous. Puis ils nous conseillèrent de dormir, bien qu’il fût encore très tôt, car demain nous aurions besoin de toutes nos forces. Nous savions que, dans l’armée allemande, ces paroles avaient une signification souvent dépassée par la réalité. Le mot fatigue, ici, n’avait rien à voir avec la fatigue des gens que je connais depuis la guerre. Elle pouvait consommer un bonhomme d’un bon poids – soixante-dix kilos – pour le réduire à cinquante-cinq en quelques jours. Lorsque les deux loups-garous eurent disparu en claquant la porte derrière eux, nous nous regardâmes, perplexes.
— Ça n’a pas l’air de rigoler ici, fit Halls qui occupait le lit du dessous.
— Nom de Dieu, non ! Tu as vu le hauptmann ?
— Je n’ai vu que lui, reprit-il, et j’appréhende le jour où je devrai recevoir son pied au cul.
Dehors, une section en tenue camouflée de combat partait sans doute pour un exercice de nuit.
— Je m’excuse, Halls, mais il faut que j’écrive à quelqu’un. J’en profite tant qu’il ne fait pas encore nuit.
Le feld nous avait précisé que nous ne devions pas user des bougies sans raison après le couvre-feu.
— Vas-y, répondit Halls, je te laisse à tes préoccupations.
À la hâte je sortis le morceau de papier que je n’avais pas réussi à remplir pendant tout le trajet, et j’entamai une lettre enfiévrée à Paula.
« Mon cher amour »…
Je racontai à Paula le voyage et notre arrivée au camp F.
« Tout va bien, Paula, et je ne pense qu’à toi. Ici tout est calme. »
« Je n’oublie aucun de nos moments et je brûle d’impatience à l’idée de te revoir. »
« Je t’aime intensément. »
Le soleil rosissait à peine la cime des arbres que la porte voltigea contre la cloison du dortoir, comme si les Soviets avaient été derrière. Un feldwebel tirait d’un sifflet des sons aigus qui nous firent sursauter.
— Trente secondes pour aller aux abreuvoirs, hurlait-il, et tous à poil devant le baraquement pour la gymnastique.
Cent cinquante types, biroutes au vent et cul à l’air, se ruèrent sur l’eau fraîche des abreuvoirs situés de l’autre côté des bâtiments. Plus loin, dans le jour à peine levé, des soldats rampaient sous les ordres d’un autre chien de garde.
En un rien de temps nous fûmes lavés et rangés devant le bâtiment. Heureusement nous étions dans les premiers jours de juillet, et nous n’avions pas à souffrir du froid. Alors, le feld désigna l’un d’entre nous et lui commanda de nous faire exécuter un mouvement de culture physique jusqu’à son retour. Le mouvement consistait à battre des bras dans plusieurs sens, à se toucher les bouts des pieds, à toucher ensuite le sol à droite et à gauche le plus loin possible et à recommencer.
— Allons-y, commanda-t-il avant de s’éloigner, et défense de s’arrêter !
Pendant de longues minutes peut-être quinze, nous battîmes l’air ainsi.
Lorsque le feldwebel réapparut et nous ordonna de stopper, la tête nous tournait.
— Vous avez quarante-cinq secondes pour vous retrouver en tenue de combat ici même. Raus !
Et quarante-cinq secondes plus tard, cent cinquante casques d’acier, avec en dessous cent cinquante garçons dont le pouls battait à se rompre étaient alignés face au drapeau. Alors nous fîmes connaissance avec Herr Hauptmann Fink et avec ses redoutables méthodes d’entraînement. Il arriva en culotte de cheval à basane et schlague sous le bras.
— Stillgestanden ! commanda le feld.
Le capitaine s’arrêta à la distance convenable, fit lentement demi-tour et salua le drapeau. On nous commanda le « présentez armes ! »
— Repos, fit posément le géant en se retournant vers nous.
— Feldwebel, vous ne ferez que m’accompagner aujourd’hui. Pour faire honneur à la nouvelle section, c’est moi qui lui commanderai l’exercice.
Il changea légèrement de position, regarda un instant le sol déjà illuminé de soleil. Puis redressa violemment la tête :
— Garde-à-vous !
Nous nous exécutâmes au centième de seconde.
— Très bien, fit-il, doucereux. (Et il s’avança nonchalamment vers le premier rang.) Messieurs… j’ai l’impression que vous avez choisi un peu trop tôt votre carrière de fantassin, vous ignorez sans doute qu’ici, dans l’infanterie spécialisée, il n’y a aucun rapport avec ce que vous avez connu dans les services auxiliaires que vous avez volontairement quittés. Aucun d’entre vous ne semble apparemment constitué pour cette tâche. J’espère que je me trompe et que vous allez me prouver le contraire. J’espère que vous ne m’obligerez pas à vous expédier dans une unité de discipline pour vous apprendre à vous être trompés dans votre jugement. (Nous écoutions, impressionnés, la tête vide.)
— La tâche, que vous aurez tous à assumer tôt ou tard, demande davantage que vous ne l’avez certainement supposé. Il ne s’agit plus de savoir simplement manier une arme et d’avoir bon moral : il faut beaucoup, beaucoup de courage, du cran, de la persévérance, de l’endurance, de la résistance à n’importe quelle situation. Nous avons droit, nous autres de la « Gross Deutschland », au rapport officiel publié dans tout le Reich, et cela n’est pas attribué à tout le monde. Pour y faire honneur, il nous faut des hommes et non des têtes de croque-morts comme vous. Je vous préviens, ici, tout est difficile, rien n’est pardonné et chacun doit avoir des réflexes en conséquence.
Nous ne savions plus quelle gueule faire.
— Garde-à-vous ! reprit-il. Position allongée ! À terre !
Sans réfléchir un instant, nous étions tous allongés sur le sol sablonneux. Alors le capitaine Fink s’avança, comme un promeneur sur une plage, et marcha sur le sol humain. Tout en continuant son petit discours, ses bottes, chargées d’au moins ses cent vingt kilos, foulaient les corps paralysés de terreur de notre section. Les talons de l’officier s’appliquaient posément sur un dos, une fesse, un casque, une main, et personne ne bronchait.
— Aujourd’hui, poursuivait-il ainsi, je vais vous accompagner dans une petite promenade et je jugerai de vos aptitudes.
Puis il fit faire un groupe de cent et un autre de cinquante.
— Aujourd’hui, messieurs, fit-il poliment en s’adressant au groupe des cinquante dont ni Halls ni moi ne faisions partie, vous avez le privilège d’être des blessés supposés. Demain ce sera à vous de vous occuper de vos camarades. Section de blessés. À terre ! commanda-t-il. Puis il se tourna vers nous : Par groupe de deux, chargez les blessés.
Halls et moi nous chargeâmes à la façon de la petite chaise un gars crispé d’au moins quatre-vingts kilos. Puis le capitaine Fink nous guida vers la sortie. Nous marchâmes ainsi jusqu’à un petit vallonnement qui nous semblait éloigné d’un kilomètre. Nous commencions à avoir les bras sciés par le copain qui se faisait peu à peu à cette situation. Arrivés en haut du petit mamelon, il nous fallut redescendre de l’autre côté. Nos bottes crissaient et butaient cette fois sur la descente assez raide. Quand allait se terminer ce petit jeu ? pensions-nous. La chaleur était arrivée et nous ruisselions de sueur sous nos tenues. Quelques types épuisés lâchaient prise et laissaient, pour une seconde, choir la prétendue victime. Chaque fois, Fink, aidé de son feld, faisait sortir des rangs le groupe affaibli et le divisait en une corvée encore plus rude : un homme seul en portait un autre sur son dos. Au bas de la pente je sentis que ça allait être mon tour.