— Je n’en peux plus, Halls, mes poignets me font mal, je vais lâcher, murmurai-je.
— Tu es fou, il faut tenir, tu préfères en porter un à toi seul ?
— Je sais, Halls, mais c’est plus fort que moi, fis-je, le visage crispé.
— Allons, en avant, continuait le capitaine, los, los.
Halls me broyait les poignets dans ses mains robustes pour m’empêcher de lâcher prise. Derrière, des soldats hors d’haleine trébuchaient sur le sol rocailleux en transportant un camarade en plus de tout le fourniment.
Le feld, par des avalanches d’engueulades, essayait de leur redonner du courage. Halls, qui était pourtant beaucoup plus fort que moi, serrait les dents, et des ruisseaux de sueur coulaient dans chacun des plis de son visage.
— Je m’excuse, les gars, murmurait le type que nous portions, j’aimerais autant marcher moi-même.
Malgré nos difficultés, nous atteignîmes une autre colline boisée que nous dûmes, au prix d’efforts insupportables, escalader. Loin derrière, les malheureux qui portaient seuls leur charge, titubaient lamentablement, toujours poursuivis par le feld. Le capitaine nous observait sans relâche. À chaque mètre, nous attendions qu’enfin l’ordre d’arrêter nous arrive, mais chaque mètre était suivi d’un autre encore plus douloureux. Le sang ne circulait plus dans mes mains broyées sous le poids.
— Je n’en peux plus, lâche-moi, Halls, lâche-moi.
Halls ne répondit pas et serrait les dents. La douleur était devenue insupportable et j’avais lâché la prise que Halls maintenait à lui seul en me faisant horriblement souffrir. Les groupes rompus lâchaient un peu partout ; le capitaine Fink faisait reformer des groupes par deux. Et ce fut notre tour.
Je secouai mes mains vidées de leur sang en poussant une longue plainte. L’ombre gigantesque du hauptmann me rejoignit et je dus charger sur mes frêles épaules un gars plus lourd que moi. Le changement de position avait toutefois amélioré la situation : la tête bourdonnante, j’avais repris notre lente marche.
Pendant près d’une heure le supplice continua jusqu’à ce que nous soyons tous sur le point de perdre connaissance. Jusqu’à l’extrême limite de nos forces que le capitaine Fink soupçonnait toujours un peu plus loin. Puis, enfin il décida de nous rompre à un autre exercice.
— Puisque vous me paraissez si fatigués, je vais proposer un exercice allongé afin de vous reposer. Imaginez, fit-il, poète, que, là-bas derrière ce monticule (à peu près un kilomètre), un nid de résistance bolchevik soit installé. Imaginez encore, continua-t-il, sur le ton le plus jovial, que nous avons une bonne raison pour nous en emparer, et imaginez que si vous y allez debout, les bolcheviks se chargeront de vous coucher. Alors, vous allez vous faire plus plat que terre et vous allez ramper jusque là-bas. Moi, je pars devant et je tire sur tout ce que j’aperçois. Compris ?
Nous le regardâmes, ahuris.
Déjà le grand hauptmann partait en avant et dégainait le pistolet Mauser qu’il portait à sa ceinture. Le temps qu’il mit à atteindre le monticule fut un des rares moments que nous eûmes pour souffler un peu pendant ces trois semaines d’entraînement. Sans quitter des yeux le hauptmann, qui allait prendre position, une idée fixe hantait nos cervelles. Avions-nous bien entendu ?
Sur un ordre du feld, nous nous jetâmes à plat ventre et la rude ascension commença. Le feld partit en courant rejoindre le capitaine. Progressivement nous avancions sur la pente rocailleuse, Halls s’affairait sur ma gauche. Le point à atteindre nous paraissait, une fois allongés, plus éloigné encore. Lorsque nous eûmes parcouru environ les quatre cinquièmes du terrain, la silhouette encore petite du capitaine nous apparut. Et tout de suite il commença sa fusillade. Nous demandant ce qui nous arrivait, nous eûmes un moment d’hésitation avant de poursuivre. Mais au loin le sifflet du feld continuait à nous signifier qu’il fallait ramper. Le capitaine avait sans doute reçu des ordres pour ne pas amocher sa troupe, sinon je ne pense pas qu’il eût hésité à faire mouche pour de bon.
Les balles de son revolver sifflèrent parmi nous jusqu’à ce que nous ayons atteint l’endroit fixé. Ce petit jeu, on s’en doute, n’était pas sans danger. Au cours des vingt et quelques jours d’entraînement, nous enterrâmes au son de « J’avais un camarade », quatre de nos compagnons, victimes d’accidents dits de formation. Il y eut aussi une vingtaine de blessés, qui souffraient soit d’une grosse égratignure infectée à la suite du franchissement d’un réseau de barbelés, soit d’une balle ou d’un éclat dans le corps, voire d’un membre broyé entre les galets d’un char d’entraînement. Nous ranimâmes aussi de justesse deux noyés, à la suite du franchissement d’une pièce d’eau sur des croix faites avec le bois à peine flottant de vieilles traverses de chemin de fer. Nous fîmes aussi des marches interminables, bien entendu. Notamment un jour, nous dûmes suivre la berge d’un grand étang, du côté eau, pendant des heures une section en position de tir fusillait le ras de la berge, nous obligeant à patauger jusqu’au menton. J’aime autant dire qu’à ce petit jeu-là, chacun baissait sérieusement la tête. On nous entraîna au lancement des grenades offensives et défensives sur un terrain soigneusement préparé. Il y eut l’entraînement à la baïonnette, les exercices d’équilibre, où un sur cinq se cassait la gueule, et ceux d’endurance à certaine position, qui duraient affreusement longtemps. Par exemple, un jour, on nous fit entrer dans une vieille conduite qui avait dû servir à canaliser du gaz dans quelques grandes villes. Elle formait deux coudes, et les gars qui occupèrent le milieu connurent les affres de la claustrophobie. Encore mille autres épreuves. Il fallait en plus tenir compte du fameux temps étudié pour l’entraînement. Celui-ci, qui ne cessait pratiquement pas, durait trente-six heures, interrompues par trois demi-heures pour engloutir le contenu de nos gamelles et nous représenter propres et en ordre sur les rangs. Au bout de ces trente-six heures, huit heures de repos étaient autorisées. Puis trente-six autres heures revenaient et tout recommençait. Parfois aussi, de fausses alertes venaient nous arracher à notre sommeil de plomb, nous obligeant à nous présenter dans la cour tout équipés en un temps record, pour nous renvoyer de nouveau à nos lits inconfortables. Pendant les premiers jours nous connûmes le martyre. Personne n’avait le droit de parler. Parfois des types tombaient d’épuisement et cela ajoutait une charge à la section qui devait, à grands coups de gifles ou en l’aspergeant, remettre le défaillant sur pied.
Quelquefois, un camarade, dans un état de fatigue extrême, rentrait au camp soutenu par deux autres. En principe, à cinq cents mètres du camp, nous devions reformer correctement le rang et entrer au pas cadencé en chantant comme si nous revenions d’une bienfaisante promenade. Certain soir, malgré les engueulades, malgré la crainte de la cabane des punis, il nous fut impossible de prendre l’attitude que le feld réclamait. Furieux, il fut obligé de traîner une longue file de types endormis devant le drapeau, avant de nous pourchasser dans nos baraquements où nous nous laissions choir tout harnachés, la bouche sèche, la tête traversée de douleur. Rien n’arrêtait rien au camp F. Le capitaine Fink allait jusqu’au bout. Jusqu’à ce que les gencives saignent toutes seules, jusqu’à ce que la fatigue vous pince le nez et vous creuse le visage. Jusqu’à ce que les élancements que vous ressentez dans la tête vous fassent oublier les énormes ampoules de vos pieds qui annoncent le calvaire du lendemain. Il n’aurait servi à rien de crier grâce ! On n’eût reçu qu’une seule réponse : « Auf marsch ! marsch ! »