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Il y eut la chaleur torride de ce putain d’été russe qui succède à l’hiver presque sans printemps. Il y eut les orages et leurs cataractes de pluie à vous noyer. Il y eut des épaules moins fortes que les vôtres qui subirent la pluie, la blessure des sangles, le point douloureux et précis où porte le fusil. Il y eut les coups, la schlague pour beaucoup. Les gamelles à moitié pleines d’une nourriture sans goût. Il y eut la peur de ne pas réussir et bataillon disciplinaire. Il y eut la hantise de réussir et d’être un héros mort. Il y eut les têtes vides de toute pensée, les yeux hagards des camarades qui ne voyaient plus que la terre sur laquelle il fallait trimer. Il y eut aussi deux lettres de Paula que mes yeux lourds de fatigue ne purent lire de façon intelligible. Et puis, la morsure de mes remords pour ne pas avoir réussi malgré tout à trouver la force de répondre pendant mes huit heures de repos.

À trois mille kilomètres à l’ouest, des gens pleurnichaient, paraît-il, parce qu’ils ne pouvaient pas boire de l’alcool dans les bistrots parisiens à certaines heures, et, malheur de moi, ça m’a fait rire cinq ans plus tard. Alors les gens qui avaient souffert de cette abstinence tombèrent sur mon dos à bras raccourcis et vidèrent leur rancœur un soir au château de Vincennes.

Les Allemands ont fait une grave erreur pendant toute cette guerre. C’est de faire mener à leurs soldats une vie pire que celle des prisonniers au lieu de nous laisser le droit de viol et de pillage pour lesquels nous avons été en fin de compte jugés.

Il y eut un jour un exercice de défense et contre-attaque antichars. Comme on nous avait déjà appris à creuser des trous d’hommes en un temps record, nous n’eûmes aucune difficulté à ouvrir dans la terre meuble une tranchée longue de cent cinquante mètres, large de quarante-cinq ou cinquante centimètres et profonde d’un mètre. Puis, sur un ordre, nous y descendîmes en rangs serrés avec l’interdiction d’en sortir sous aucun prétexte. Alors quatre ou cinq Mark-3 avancèrent perpendiculairement à notre ouvrage et le franchirent à différentes allures. Par leur propre poids, les engins enfonçaient naturellement de dix ou quinze centimètres dans la terre friable. Lorsque leurs monstrueuses chenilles labouraient le bord de la tranchée à quelques centimètres de nos têtes des cris d’affolement échappaient à n’importe lequel d’entre nous. Aujourd’hui encore, mon regard reste fasciné par les chenilles d’un placide bulldozer au travail, en souvenir de ces impressionnants moments. On nous entraîna aussi à la manipulation des dangereux Panzerfaust et à l’attaque des chars avec des mines magnétiques. Pour cela, il suffisait de se cacher dans un trou et d’attendre que le char passe à proximité pour aller poser entre la carcasse et la tourelle un engin désamorcé pour la forme. Lorsque le char arrivait de face nous étions tenus de sortir du trou seulement lorsqu’il était à cinq mètres. Alors avec une précipitation de désespéré il fallait bondir face à l’engin terrifiant, happer le crochet de remorquage de droite, se hisser sur le capot, placer la mine au joint carcasse-tourelle, et se laisser tomber sur la droite du char dans un roulé-boulé magistral. Je n’eus pas à miner de tank de face, Dieu merci. Mais Lensen qui fut un peu à cause de cela nommé ober, puis sergent, nous fit une démonstration qu’aucun bon film à suspense n’a égalée jusqu’alors. Cette assurance lui valut d’ailleurs une horrible fin un an et demi plus tard.

Pour ceux qui auraient eu quelque velléité d’individualisme ou de désobéissance, il y avait dans la cour une espèce de cabane faite simplement d’un toit soutenu par de gros poteaux. Des caisses vides y avaient été posées, qui servaient de banquettes. C’était l’abri des punis familièrement baptisé : « Die Hundehütte. » Je n’eus pas l’occasion de voir un seul puni, mais j’appris tout de même en quoi consistait l’épreuve. Rien à voir avec les gourbis en France où le détenu ronfle tout à son aise pendant des jours sur une paillasse. Ici les punis passaient toutes leurs journées à manœuvrer comme les autres ; seulement, après trente-six heures d’exercice, on les amenait à la « Hundehütte ». Leurs poignets étaient enchaînés dans le dos à une grosse poutre transversale et ils devaient passer leurs huit heures de repos le cul sur une caisse. La soupe leur était servie dans un grand plat pour huit dans lequel ils devaient laper comme des chiens, leurs mains étant entravées. Autant dire qu’après deux ou trois séjours sous ce chalet, le malheureux déjà écrasé de fatigue à qui on refusait un repos absolument nécessaire, finissait par sombrer dans un coma qui mettait enfin un terme à ses souffrances. Alors il était hospitalisé. Une histoire horrible circulait encore dans le camp. Il y était question d’un nommé Knutke qui s’était révolté. Il avait, paraît-il, passé six fois son repos sous la hutte et refusait, même sous les coups, de suivre la section pendant l’entraînement. Un jour, on avait emmené le moribond au pied d’un arbre où il avait été fusillé. « La hutte entraîne à cela, disait tout le monde, alors il faut éviter la hutte. » Et malgré les gémissements, tout le monde marchait.

Le plus étonnant est qu’à cette époque nous étions persuadés d’être des bons à rien, et que vraiment, nous ne serions jamais de bons soldats. Malgré notre vie impossible, nous essayions, pleins de bonne volonté, de faire de mieux en mieux. Mais Herr Hauptmann Fink avait une conception du mieux qui risquait de vous amener au seuil de la mort.

Vers la mi-juillet, juste quelques jours avant la bataille pour Bielgorod, le capitaine commandant le camp F nous consacra fantassins. Nous dûmes alors, au cours d’une cérémonie en plein air, prêter serment au Führer. La section avait été rassemblée au garde-à-vous, devant une estrade de branches pavoisée de drapeaux où se tenaient les officiers du camp. Les uns après les autres, nous devions sortir du rang, marcher au pas de parade jusqu’à hauteur de l’estrade, faire face par un quart de tour et avancer vers elle. Parvenus à une distance réglementaire, c’est-à-dire environ sept ou huit mètres, nous devions reprendre le garde-à-vous et prononcer à haute et intelligible voix :

« Je jure de servir l'Allemagne et le Führer jusqu’à la victoire ou la mort. »

Ensuite, dans un autre quart de tour à gauche, nous devions regagner le rang de ceux qui avaient prêté serment et qui, très émus, s’apprêtaient, tels des chevaliers chrétiens devant Jérusalem, à convertir les bolcheviks.

Pour moi, qui ne suis qu’à moitié allemand, la cérémonie prit encore plus d’importance. Malgré les épreuves qu’on nous avait imposées, ma vanité se sentait flattée d’avoir été, moi comme les autres, consacré Allemand et vraiment digne de porter les armes.

Puis, ô miracle ! Fink fit distribuer à chacun un gobelet d’un vin fort bon. Le digne hauptmann leva ensuite son verre avec nous au milieu des Sieg Heil. Ensuite, passant parmi nous, il nous serra la main, nous remercia, et proclama qu’il était également content de lui : il envoyait à la division de bons soldats. Je ne sais si nous étions vraiment de bons soldats, mais il est certain que nous en avions vu de toutes les couleurs. Nous avions tous perdu de nombreux kilos et cela se voyait à nos yeux enfoncés et à nos joues creuses. Mais tout était prévu : avant de quitter le camp, on nous accorda deux jours de repos complet que nous mîmes bien à profit. Il paraîtra à peine croyable que, lorsque nous quittâmes le camp, chacun d’entre nous éprouvait au fond de lui-même une certaine admiration pour le Herr Hauptmann. Tout le monde, en fait, rêvait de devenir un jour un officier de la même trempe.