— Un bon conseil, jeune homme, fit Lensen, afin que son minuscule grade serve quand même à quelque chose, tirez sur tout ce qui est russe sans réflexion. Les Russes sont les pires salopards que la terre ait jamais portés.
— Alors les Russes vont attaquer ? demanda Olensheim, blême.
— Nous attaquerons avant, fit le beau jeune homme sans réussir à durcir son visage de madone.
Il rejoignit ses camarades.
— Est-ce que quelqu’un va nous mettre au courant à la fin ? lança Lensen dans l’intention d’être entendu par le feldwebel.
— Ferme donc ta gueule, jeta un vrai ancien, vautré de tout son long, tu sauras bien assez tôt dans quel coin tu vas crever.
— Hououou, crièrent ensemble les plus proches « Hitlerjugend ». Quel est le chiasseux qui parle ainsi ?
— Vos gueules, à vous aussi, les merdeux, continua l’ancien, un gars robuste de la trentaine et qui devait avoir quelques années de pétarade derrière lui. On vous entendra chialer à la première égratignure.
L’un des Junge Löwen se dressa et s’avança vers le vétéran.
— Monsieur, fit-il d’un ton assuré comme peuvent l’avoir les étudiants en médecine ou en droit, expliquez-vous sur cette attitude défaitiste qui sape le moral de tous.
— Laisse-moi ronfler, grogna l’autre, que le beau verbiage ne semblait pas avoir impressionné.
— Je vous le demande encore une fois, insista le jeune garçon.
— Je dis que vous êtes des merdeux et que dès que vous aurez pris un gnon, vous commencerez à réfléchir.
Un autre garçon parmi les jeunes hitlériens se dressa comme un ressort. Son visage était régulier et ferme, ses yeux gris acier reflétaient une détermination inébranlable. Je crus qu’il allait foncer sur l’ancien qui ne regardait personne.
— Croyez-vous que nous sortons des jupons de nos mères? fit-il d’une voix qui ne trahissait pas son regard. Nous avons appris à nous endurcir au moins autant que vous dans nos camps. Nous avons tous fait les pelotons d’endurance. Rümmer, continua-t-il en s’adressant à un camarade, frappe-moi à la figure.
D’un seul bond, Rümmer fut sur ses jambes. Son poing nerveux et robuste atteignit la bouche de son camarade. Celui-ci vacilla sous le choc, puis vint se planter devant l’ancien qui s’était décidé à regarder. Deux filets de sang clair couraient rapidement de la bouche au menton du Junger Löwe.
— Les merdeux encaissent aussi bien que les bourgeois chiasseux de votre espèce.
— Ça va, fit le vieux qui n’était pas décidé à prendre des coups avant l’heure H. Vous êtes des héros.
Il se retourna et essaya de ronfler.
— Au lieu de vous engueuler, fit le feld de notre groupe, écrivez à vos familles : le courrier sera relevé tout à l’heure.
— C’est vrai ça, fit Halls, je vais faire une lettre à mes parents.
Moi j’avais, depuis deux jours, une lettre pour Paula que je n’avais pas trouvé le moyen de terminer. J’y ajoutai quelques tendresses et fermai l’enveloppe. Quand on a la chiasse, c’est surtout à sa mère que l’on pense, et cette chiasse allait en moi crescendo en cette veille d’attaque que je ressentais de plus en plus. Je décidai donc d’écrire quelques lignes à ma lointaine famille, à ma mère en particulier à qui j’avais envie de confier mon angoisse. Par écrit cela m’était plus facile. Face à face j’avais toujours eu honte de confier, même des peccadilles d’enfant, à mes parents. Je leur ai souvent reproché de ne m’avoir jamais aidé à le faire. Ce jour-là, par écrit, j’osai m’exprimer.
Chers parents et toi maman,
Je sais que vous m’en voulez un peu de ne pas donner plus souvent de mes nouvelles. J’ai déjà expliqué à papa que la vie active que nous menions ici ne nous laissait guère le temps d'écrire.
(Je mentais, car depuis mon retour de permission, j’avais au moins écrit vingt lettres à Paula et une seule à ma famille.)
Enfin je vais essayer de me faire pardonner, en vous donnant aujourd’hui des explications sur mes activités. J’aurais pu t’écrire en allemand maman, car je fais de réels progrès dans cette langue, mais vois-tu, cela me repose un peu de penser en français. Ici, tout va bien, nous avons terminé l’entraînement et je suis maintenant un vrai soldat. Je voudrais que tu voies la Russie. Tu ne peux imaginer comme c’est énorme. Quand je songe aux champs de blé de la région parisienne, cela ressemble à un jardinet à côté de ce que nous avons traversé. Il fait aussi chaud qu’il a fait froid cet hiver. Je souhaite que nous n’ayons pas à en repasser un autre. Tu ne pourrais pas croire ce que nous avons enduré. Aujourd’hui nous venons de monter en ligne. Tout est calme, et je pense que nous sommes simplement venus relever les camarades. Halls est toujours mon meilleur ami : avec lui le temps passe gaiement. Tu seras très heureuse de faire sa connaissance à la prochaine permission, à moins que ce soit la fin de la guerre. Tout le monde pense qu’elle va finir, il est impossible que nous passions encore un hiver comme le précédent. J’espère que mes frères et sœur vont bien et que mon jeune frère ne fiche pas trop mes affaires en l’air. Je serai heureux de les retrouver un jour. Papa m’a dit que la vie était assez difficile pour vous. J’espère que ceci est arrangé et qu’il ne vous manque rien. Ne vous privez plus pour m’envoyer un colis, ici, ça va à peu près. Chère maman, je te mettrai peut-être au courant d’une chose délicieuse qui m’est arrivée à Berlin : nous en reparlerons.
Je vous renouvelle mes affectueuses pensées et vous embrasse tous.
Je cachetai ma lettre rose et la déposai avec celle de Paula dans le sac du vaguemestre, imité par Halls, Olensheim, Kraus, Lensen…
Tout était effectivement calme en cette soirée d’été 1943. Dans la nuit il y aurait, bien entendu, des échauffourées entre patrouilles, sans plus.
C’était la guerre !
Quelques-uns d’entre nous furent requis pour la corvée de soupe que nous prîmes tardivement. Il nous était interdit de toucher aux quelques boîtes de conserve que nous avions reçues et qui constituaient notre réserve.
Le crépuscule commençait à nous envahir, lorsque le feld responsable de notre section nous fit signe de nous approcher. Nous formâmes bientôt autour de lui un groupe attentif. Alors le feld nous parla de ce que nous aurions à faire. Il nous indiqua sur une carte du lieu, à peine réduite, plusieurs points de l’endroit que nous aurions à atteindre avec mille précautions, lorsque l’ordre nous en serait donné. Nous devrions alors nous mettre en batterie et protéger ensuite l’infanterie qui ne tarderait pas à nous rejoindre et à nous dépasser. Il fut question ensuite de points de ralliement et d’autres précisions que je ne compris qu’en partie. Ensuite il nous conseilla de nous reposer, car il ne ferait pas appel à nous, avant le cœur de la nuit.
Nous restâmes là à nous regarder les uns et les autres. Cette fois, nous étions renseignés. Nous allions bel et bien participer à une attaque. Un sourd pressentiment passa parmi nous et plissa un peu nos fronts par cette chaude soirée d’été, accompagné d’une certitude : quelques-uns d’entre nous allaient mourir bientôt. Même une armée victorieuse a ses morts et ses blessés : le Führer lui-même l’avait dit. En fait, personne ne pouvait imaginer sa propre fin. D’accord, il y aurait des tués à coup sûr, mais « je les enterrerai ». Personne, malgré le danger, ne pouvait sérieusement s’imaginer, gisant mortellement atteint. Non, c’était arrivé à des milliers d’autres, mais ça n’arriverait pas à moi. Et chacun, malgré la trouille et le doute se raccrochait à cette idée de conservation. Même les « Hitlerjugend », qui avaient pourtant, pendant des années, cultivé l’idée du sacrifice, ne pouvaient sciemment envisager leur fin dans quelques heures. Non, je ne peux pas le croire ! On peut s’exalter pour une idée qui édifie tout un raisonnement, on veut bien risquer gros mais on ne peut croire au pire. Sinon, on fuit, on fuit à toutes jambes et même la certitude d’être rejoint n’empêche pas de courir. C’est de ce mal cruel que fut frappée l’armée allemande lorsque les Russes franchirent les frontières roumaines, polonaises, lituaniennes et foncèrent vers la Prusse. C’est de cette certitude et de cette peur horrible que surgirent des milliers d’hommes ou de héros qui, ne pouvant faire autrement, durent accepter, résignés par force, de mourir pour l’Allemagne, pour l’Europe, pour leur famille, pour tant d’espoirs irréalisables et peut-être même pour le Führer. Ainsi, firent-ils face lorsque, à bout de souffle, la fuite n’étant plus une issue pour eux, il fallut accepter de résister à un contre cent, sans autre perspective que la mort, la captivité ne pouvant même pas être espérée.