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— Groupe 8 et 9 ? questionna-t-il à voix basse.

— Présents ! répondirent les deux chefs de groupe.

— Vous sortez dans cinq minutes par l’accès C, et vous vous rendez à vos positions respectives. Bonne chance !

Son index indiquait une petite pancarte à peine visible, qui portait effectivement la lettre C. Toutes nos réflexions s’arrêtèrent net, et dans nos têtes, comme sous l’effet d’une anesthésie, plus rien ne se passait. Chacun empoigna ses armes et vérifia çà et là son harnachement, notamment la jugulaire du casque, comme nous l’avait appris le hauptmann Fink. Mon grand copain avait chargé le lourd F.M. sur son épaule. Lindberg, qui était son pourvoyeur, avait glissé sa frêle silhouette auprès de celui qu’il devait servir. Seul l’ancien agissait comme s’il avait oublié les notions de l’exercice. Il était notre second mitrailleur, il n’y avait pas de fébrile précipitation dans ses préparatifs. Un petit sourire résigné errait sur ses lèvres. L’ancien en connaissait plus long que nous. Il dressa le lourd F.M. contre sa jambe et attendit l’ordre de partir.

— J’espère que tu ne vas pas avoir de déficiences mécaniques, ricana-t-il, à l’adresse de son arme.

— Groupe 8 ! appela notre sergent qui semblait traversé par un courant électrique. En avant ! derrière moi et en silence !

Nous fîmes nos premiers pas vers le champ d’honneur. Nous empruntâmes l’accès C et suivîmes, à la queue-leu-leu, le boyau qui menait aux avant-postes.

En tête, notre sous-off. Derrière lui, venaient Grumpers le grenadier, environ vingt-deux ans, puis Halls, dix-huit ans passés, et son pourvoyeur Lindberg qui portait le même nom qu’un héros de l’aviation et approchait dix-sept ans. Ensuite nos trois fusils : un Tchèque au nom incompréhensible et à l’âge indéfinissable, un jeune Sudète de dix-neuf ans qui avait un nom se terminant en A, et moi-même. Derrière moi, l’ancien et son pourvoyeur, un autre gamin terrorisé. Le grenadier Kraus, certainement majeur, fermait la marche du groupe 8, 5e  compagnie d’un des régiments de la division d’élite Grande Allemagne. Nous avancions en bon ordre, exactement comme au camp F où nous avions tant transpiré.

Des bruits indéfinissables, venant des lignes russes ou allemandes, arrivaient à nos oreilles attentives. Nous passâmes au travers des tranchées bondées de fantassins qui roupillaient sous cette belle nuit tiède d’été. Puis nous nous hissâmes, à la suite de notre sous-off, hors de la tranchée en plein bois. Le jeune Lindberg, chargé comme un baudet, glissa sur la paroi de terre, et les magasins de spandau qu’il portait s’entrechoquèrent. Le sous-off le happa par ses bretelles de cuir et l’aida à grimper. Puis il lui envoya un coup de pied dans les tibias et le fusilla du regard. Toujours en file indienne nous gagnâmes la lisière du bois. Le sous-off de tête ayant stoppé net, nous entrâmes plus ou moins les uns dans les autres.

— Il fait plus noir que dans le cul de Jéhovah, murmura l’ancien à mon oreille.

Il me sembla que notre guide, après nous avoir fait le signe du stop, partait de l’avant. Nous restâmes là un moment, accroupis, en attendant l’ordre de marche. Malgré nos efforts pour être silencieux, nous ne parvenions pas à éviter les entrechocs de toute cette ferraille que nous transportions.

Le sous-off revint et nous reprîmes la marche pendant encore quelques courts instants. À la lisière du bois, se tenaient, dans des trous d’hommes, des guetteurs aussi silencieux que des reptiles.

Nous nous laissâmes choir au creux de leur court boyau.

— À plat ventre, murmura le Sudète, qui en principe marchait devant moi. Fais passer le mot.

Les uns à la suite des autres nous sortîmes des ultimes positions allemandes en rampant sur la terre chaude du no man’s land. Les yeux rivés aux semelles cloutées du Sudète, j’essayais nerveusement de ne pas perdre de vue ce que je pouvais distinguer de mon camarade. Par moments, des formes noires et rampantes m’apparaissaient, lorsque les copains de devant étaient obligés de franchir un accident du terrain. À d’autres moments, les semelles de celui qui me précédait s’arrêtaient à vingt centimètres de mon nez. Alors une anxiété horrible m’étreignait, peut-être le Sudète avait-il perdu de vue le copain devant lui ? Une minute plus tard, tout s’ébranlait de nouveau et la confiance que je portais instinctivement au groupe desserrait ma gorge nouée.

Dans ces instants, même des types d’un naturel réfléchi se sentent brusquement la tête vide et rien d’autre ne compte que le bout de bois sec et craquant qu’il faut écraser sous son ventre sans provoquer de bruit. Une acuité inouïe et insoupçonnée des sens s’éveille chez chacun. La tension est telle qu’on croit pouvoir assourdir le battement du cœur dans sa poitrine.

Lentement, progressivement, dans un silence à peine troublé par des bruits lointains, nous avancions avec d’infinies précautions sur cette damnée terre russe que nous avions tous déjà tant piétinée.

Nous dûmes contourner une petite étendue de sable clair pour ne pas nous faire repérer. Pour cela, il nous fallut fouler de nos corps une succession de ronciers que nous prîmes d’abord pour les premiers barbelés ennemis. Puis, nous atteignîmes à travers l’obscurité une cuvette moussue où nous fîmes un instant de pose. Notre sergent, qui avait indéniablement le sens de l’orientation, allait mentalement de déduction en déduction, et essayait de faire le point. Une odeur pestilentielle montait de cette cuvette sablonneuse. Lorsque nous nous remîmes à ramper je fus fort surpris d’apercevoir sur ma droite, à deux mètres, deux types immobiles. Du geste, je les indiquai à l’ancien à peine visible qui me suivait. Il me répondit simplement en se pinçant le nez. Je compris, avec effroi, que nous venions de croiser deux cadavres qui pourrissaient tranquillement en attendant la fosse commune.

Il me sembla ramper jusqu’en Chine. À peu près une demi-heure après notre départ nous, atteignîmes les barbelés russes. Le cœur battant, nos camarades de tête ouvrirent un précaire passage à travers le réseau. À chaque coup de pince nous nous attendions à voir le sol soulevé par l’explosion de mines. La sueur ruisselait sur nos visages qu’on nous avait obligés à noircir avec le noir de fumée des bidons de cantine. Je ne saurais traduire l’extrême tension qui nous fit certainement vieillir de plusieurs années en quelques minutes, tandis que nous nous glissions à raison de quinze mètres à l’heure sous l’enchevêtrement des barbelés soviétiques.

Lorsque chacun fut dégagé, nous nous arrêtâmes quelques instants côte à côte tremblant involontairement. Des bruits presque distincts nous parvinrent des avant-postes rouges. Nos regards exorbités se croisèrent et acquiescèrent. Déjà nous avions appris à nous comprendre sans parler. Nous avançâmes encore de vingt mètres et gagnâmes de bas taillis ou de hautes herbes. Des bruits de conversation nous arrivaient. Les premières lignes étaient là, à portée de la main, à n’en plus douter.

Soudain, à nos yeux incrédules, apparut une silhouette à peine distincte. À quinze mètres environ : un patrouilleur soviétique venait de se dessiner et se penchait sur un trou dans lequel se trouvait sans doute un de ses semblables. Nos respirations s’étaient arrêtées et, lentement, avec des précautions inouïes, nos armes montaient en nos mains. Nous jetâmes un regard à notre chef qui paraissait figé. Le Russe avança sans inquiétude vers nous et il y eut dans nos regards une fixité intraduisible.

L’imprudent popov se dandina sur ses courtes bottes et retourna vers son collègue. Alors le sergent tira de son ceinturon un couteau dont la lame blanche brilla le temps d’un éclair. Il l’enfonça lentement dans la friche sous le nez de Grumpers et lui indiqua le Russe d’un doigt.