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Notre grenadier roula des yeux démesurément ouverts. Son regard affolé courut du Russe au couteau et au sergent. Celui-ci l’incita du geste, et la main tremblante du landser étreignit le manche du poignard. Il jeta un dernier regard de supplication au groupe muet et se mit à ramper en avant. Avec une anxiété, qui nous obligeait à serrer les dents pour ne pas crier, nous suivîmes des yeux la forme sombre de notre camarade qui s’estompa dans les broussailles.

Le Russe continuait à converser, comme si la guerre n’avait existé qu’à mille kilomètres de lui. Puis il refit quelques pas. Plus loin, d’autres voix se faisaient entendre.

Il y eut des secondes démesurées, pendant lesquelles chacun de nous oublia sa propre existence. Et la patrouille du Ruski dirigea ses pas vers la broussaille où devait se dissimuler Grumpers. Le Russe s’en retourna comme il était venu, mais à sa suite une silhouette se dressa. Grumpers parcourut d’un bond les trois ou quatre mètres qui le séparaient du soldat rouge. Celui-ci fit néanmoins volte-face. Il y eut des cris rauques et une empoignade. Du trou plus loin, d’autres cris russes montèrent. Alors nous vîmes distinctement la silhouette de notre grenadier rouler à terre.

Grumpers dans son désespoir hurla :

— À moi, camarades.

Le Russe fit un bond de côté. Le « tac-tac-tac ! » de sa mitraillette claqua en même temps que les éclairs de l’arme zébraient la nuit. À ma gauche, un autre crépitement rompit encore le silence. Les balles de la mitraillette de Kraus poursuivirent le Russe hurlant jusque sur le tas de terre d’un trou d’homme où il s’effondra enfin.

De ce trou montèrent des cris :

— Germanski ! Germanski !

D’un bond dont on l’aurait cru incapable, l’ancien venait de se lancer en avant, en même temps qu’une grenade à manche quittait son poing droit. L’objet se perdit dans la nuit l’espace de deux ou trois secondes. Puis un éclair blanc illumina le trou d’où venaient les cris. Tout se tut, pour un instant.

À bride abattue, nous nous repliâmes parallèlement aux barbelés, tandis qu’une rumeur s’élevait. Au risque de finir sur une mine ou de tomber sur un tireur moujik, nous nous précipitâmes derrière un monticule. Haletants et terrifiés, nous plongeâmes dans une position de défense parmi les branchages.

— Abrutis ! grinça le sergent à l’intention de Kraus et de l’ancien, je n’ai pas donné l’ordre de tirer, nous n’en sortirons plus maintenant.

Il chiait dans son froc autant que nous.

— Nous étions signalés, sergent, répondit Kraus, ce pauvre Grumpers a manqué son coup.

En un rien de temps, une dizaine de fusées illuminèrent les lieux comme en plein jour. Une fusillade russe vrilla l’air de tous côtés. Les popovs balancèrent, au hasard, des grenades autour d’eux, tout comme l’auraient fait les nôtres.

— Nous sommes foutus, pleurnicha le jeune Lindberg.

— Vite, une pelle, réclama le Sudète, il faut nous aménager une position. Ils vont nous massacrer.

— Ne bougez pas, bandes de foireux, gueula énergiquement l’ancien.

Dans notre affolement nous nous mîmes à obéir à l’ancien dont la voix nous sembla avoir plus d’autorité que celle du sergent. Chacun essaya d’immobiliser jusqu’à ses paupières. Une fusée blanche s’alluma juste au-dessus de nous. Pétrifiés, ceux dont le nez ne fouillait pas l’humus ukrainien distinguèrent d’un seul coup tout le décor. Là-bas, le corps du Russe et celui de Grumpers, cinq ou six trous précédant une position d’infanterie en V. D’autres fusées illuminaient même les abords du bois d’où nous avions commencé à ramper. Fort heureusement, un plan du monticule derrière lequel nous nous étions réfugiés échappait au regard des fantassins soviétiques qui se trouvaient devant nous. Par contre, des lignes plus éloignées, que nous avions entr’aperçues à la lueur des fusées éclairantes, pouvaient nous voir.

Cette fois, les Russes balancèrent des grenades à l’aide de leur incomparable lance-grenades.

— Bon Dieu ! fit l’ancien, s’ils emploient ça, on risque d’y passer.

— Il faut s’enterrer, gémit Lindberg.

— Ta gueule ! creuse avec ton ventre mais pas de gestes. Si nous ne bougeons pas, ils nous prendront pour du bois mort.

Quelque chose tomba avec un bruit mat à quatre mètres devant, de l’autre côté du monticule. Un éclair découpa la crête de notre rempart et la terre tomba en pluie sur nous.

Les Russes n’envoyaient plus de fusées et celles qui planaient encore au-dessus de nos têtes faiblissaient. Les fantassins soviétiques, comme à l’habitude, gueulaient des imprécations à l’égard des soldats germains.

Une autre grenade dégringola sur la gauche, tout près de nous. À travers le bruit de son explosion, nous perçûmes le chuintement des éclats. Quelqu’un grogna à côté de l’ancien.

— Ne gueule pas ! ne gueule pas ! retiens-toi ! grinça le vétéran entre ses dents serrées, sinon nous sommes faits !

Il s’adressait au gamin qui lui servait de pourvoyeur. Celui-ci se griffait les joues et ses mains tremblaient. Tout son visage était tordu de douleur.

— Ne gueule pas ! continuait l’ancien, et sa main avait empoigné l’avant-bras du gosse, courage !

Les grenades continuaient à pleuvoir. Le gamin se mordait les poings et un flot de larmes brillait dans ses yeux. Il renifla.

— Tais-toi ! insista l’ancien.

Les fusées s’éteignirent et tout redevint d’un noir opaque.

Plus loin, au nord, un autre groupe avait dû se faire repérer.

Ça pétaradait à qui mieux mieux. Nous eûmes un instant de répit. Puis des bruits divers montèrent devant nous. À force de dilater nos pupilles, nous finîmes par distinguer plusieurs hommes qui avançaient parallèlement à notre position. Une sueur froide glissa sur nos échines. L’ancien serrait dans son poing, à dix centimètres de mon nez, une grosse grenade quadrillée. Une fois de plus, nous nous changeâmes en statues de pierre. Les silhouettes accroupies avancèrent jusqu’aux barbelés, puis firent demi-tour.

Nous nous remîmes à respirer. Le gosse blessé avait enfoui son visage dans la terre et essayait de rendre ses sanglots le plus silencieux possible.

— Ils ont autant la chiasse que nous, murmura l’ancien. On les oblige à aller voir ce qui se passe, ils font quelques pas et reviennent précipitamment en disant qu’ils n’ont rien vu.

— Le jour se lève, chuchota le sous-off, je crois que nous pouvons rester ici, la position est bonne.

— Non, sergent, il vaut mieux se répartir.

— Peut-être bien. Toi, fit-il en désignant Halls, tu vas prendre position au ras des barbelés là, à vingt mètres, il y a un trou.

Halls et Lindberg s’éloignèrent comme des serpents.

— Qu’est-ce que tu as ? questionna l’ancien en touchant l’épaule du gamin blessé.

Le jeune homme souleva son visage barbouillé de terre que ses larmes avaient délayée.

— Je ne peux plus remuer, gémit-il, quelque chose me fait très mal là, à la hanche.

— Un éclat, pardi, ne bouge pas, les nôtres vont arriver et te soigneront.

— Oui, fit le gosse en replongeant son nez dans la terre.

— Nos troupes d’assaut seront là, dans un quart d’heure, murmura toujours le sous-off qui venait de jeter un coup d’œil à sa montre, si tout va bien.

L’aurore montait et rosissait l’horizon. C’était l’heure du coup de pompe. Nous attendîmes, fiévreux.

— Mais il n’y a pas de préparation d’artillerie ? questionna Kraus.

— Heureusement, fit l’ancien, on en prendrait autant sur la gueule que les popovs.

— Non, précisa le sergent, les premières vagues doivent prendre les premières lignes par surprise. Nous sommes là pour neutraliser la défense ennemie.