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— Mais nos copains risquent de nous bousiller en nous prenant pour des Russes, s’inquiéta le Sudète.

— C’est un risque à courir, rigola l’ancien.

Les éclats de voix des rouges nous parvenaient comme si nous avions été dans leur propre tranchée.

— Ils n’ont pas l’air de s’inquiéter au moins, ne put s’empêcher de constater le Tchèque.

— À quoi bon s’en faire, lorsqu’on sera mort dans une heure, pensa tout haut l’ancien.

Le jour montait rapidement ; tout était encore gris, mais on distinguait suffisamment une portion de la position en V russe qui était droit dans l’alignement du spandau du vétéran. À gauche, plus bas, une masse immobile : Halls, Lindberg et le F.M..

— Dis donc, toi le jeunot, proposa l’ancien en me regardant, tu vas remplacer mon pourvoyeur, passe à ma gauche.

— Entendu, répondis-je en me faufilant.

Un instant plus tard, mon nez pointait contre la ferraille du magasin du F.M..

Maintenant, à cent mètres devant nous, la position russe commençait à se dessiner nettement. Du monticule qui surplombait légèrement l’ennemi, nous apercevions par moments, comme dans une hallucination, la tache claire d’un visage. Il me paraissait maintenant invraisemblable que les Russes n’aient pas occupé cette proéminence. Il est vrai qu’autour de nous, des monticules s’élevaient un peu partout. Les popovs ne pouvaient pas tout accaparer. Nous continuions à veiller, lorsque la main de notre chef indiqua une direction à notre arrière gauche.

— Regardez ! fit-il, presque tout haut.

Toujours avec précaution, nos gueules se tournèrent vers l’endroit indiqué. Des silhouettes rampaient et franchissaient le réseau de protection russe. Au loin, partout, pour autant que nous pouvions voir, le sol était mouvant de soldats qui avançaient en rampant.

— Ce sont les nôtres, fit l’ancien en esquissant un sourire. Les voilà !

— Parez à faire feu, si ça bouge dans le boyau d’Ivan, continua le chef.

Je me mis à trembler d’une façon inquiétante. Pas spécialement de peur, mais au moment de l’aboutissement de notre mission, tout l’énervement et l’inquiétude que j’avais maîtrisés jusqu’à présent secouaient mon corps d’une incontrôlable manière. J’essayais de changer légèrement de position, croyant à une ankylose, mais rien n’y fit. Avec difficulté, je réussis à ouvrir le magasin et ajustai nerveusement la première cartouche dans la culasse de l’arme que l’ancien maintenait grande ouverte. Il ne la referma pas complètement pour éviter, encore, le bruit du déclic.

Loin sur la gauche, la danse commença. Une danse qui aurait sans doute inspiré Saint-Saëns, et qui dura des jours. Tout de suite après, parmi les troupes allemandes que l’on pouvait apercevoir, un gars eut sans doute la malchance de tirer un fil relié à une succession de mines. Six ou sept explosions incroyables firent remuer les alentours, la position russe, les cadavres de Grumpers et de son adversaire, le monticule et nos cœurs de feldgrauen. Nous crûmes, un instant, que toute la masse rampante que nous avions distinguée dans la minute qui précédait avait été volatilisée. Heureusement, quoique incroyablement meurtrière, la guerre fait souvent encore plus de bruit qu’elle ne tue. Partout, les jeunes « Hitlerjugend », car c’était eux, se dressèrent et essayèrent de foncer à travers l’inextricable barbelé. Halls venait d’ouvrir le feu. L’ancien fit claquer la culasse et ajusta l’arme au creux de son épaule.

— Feu ! hurla le sous-off, démolissez-les.

Les Russes couraient prendre leurs places. Brutalement les cartouches 7,7 se mirent à défiler dans mes mains en même temps que leurs explosions me détruisirent l’ouïe.

C’est à peine si je pouvais distinguer quoi que ce fût. Le spandau trépignait sur ses deux pattes et secouait furieusement l’ancien qui améliorait sans arrêt sa position. Les aboiements percutants de notre arme parachevaient l’énorme fracas qui venait de se déclencher à l’unisson. À travers les vibrations et la fumée, nous pouvions assister aux impacts horribles que faisaient nos projectiles parmi la cohue éperdue des soldats rouges dans la tranchée, droit devant nous. Sur la frénésie générale, le jour se levait et prenait son temps. Loin derrière nous, l’artillerie allemande mugissait de tous ses tubes et pilonnait les secondes positions ennemies. Les Russes, surpris, tentaient une défense désespérée, mais partout les Junge Löwen, comme surgis de la nuit, déferlaient dans leurs retranchements, pulvérisant hommes et matériel. Une rumeur insensée couvrit la plaine bourdonnante de millions d’explosions.

Au loin droit devant un bourg important subissait le feu des haubitz. En paquets épais de cinquante mètres, de lentes volutes de fumée roulaient sur le sol, signalant de vastes incendies. Un second magasin avait été embrayé sur notre machine infernale, et l’ancien continuait à déverser ses balles sur les morts et les vivants qui encombraient la position avancée soviétique. Malgré le vacarme inimaginable, le bruit puissant des blindés nous parvint.

— Nos Panzers ! hurla le Tchèque dans un rire démoniaque.

Halls abandonna son emplacement et courut jusqu’à nous dans une cabriole qui nous fit croire qu’il était atteint. Halls et Lindberg s’étaient dégagés à temps pour laisser passer un tank qui fonçait délibérément au travers des barbelés. La terre remuée continuait à frémir de l’explosion des mines qui, çà et là, immobilisaient un lourd engin blindé ou faisaient voltiger à quinze mètres un landser. Le tank, suivi de deux autres, passa auprès de nous et piqua sur la défense ennemie que nous arrosions depuis quelques minutes. En un rien de temps le boyau, presque comblé par les corps des soldats rouges, fut franchi. Le second, puis le troisième blindé plongea dans la bouillie sanglante et s’éloigna vers l’avant avec d’horribles déchets coincés dans les maillons de ses chaînes. Notre sous-off en dégueula involontairement. Bientôt les jeunes soldats, frais émoulus des joies sportives des casernes, arrivèrent sur l’immonde réalité. Il y eut un cri d’effroi, suivi d’un autre de victoire, et la vague d’assaut piétina les tripes pour continuer sa progression. Les blindés continuaient à surgir du bois derrière nous. À chaque instant, dans un grand gémissement d’arbres craqués ou déterrés, un Panzer sortait des futaies et fonçait, presque cabré sur ses chenilles, à travers les compagnies d’infanterie qui devaient hâtivement laisser le passage. Malheur aux blessés qui gisaient à terre.

Le début de l’attaque devait être mené comme un éclair et rien ne devait entraver la progression des blindés. Un groupe d’infanterie venait de nous rejoindre et son chef conversait avec le nôtre, lorsqu’un char arriva droit sur notre position. Déjà tout le monde faisait un bond de côté. Un jeune fantassin se dressa et courut sur le blindé en indiquant sa droite par de grands gestes. Tel un animal aveugle, le monstre continua vers nous et tourna brutalement dans un grand grincement de chenilles à deux mètres du monticule. Dans ma précipitation, je me pris les pieds dans le spandau et m’étalai de tout mon long de l’autre côté du rempart. L’engin laboura le bord de notre protection et les hallucinantes pièces d’acier de ses chenilles défilèrent à deux mètres de mes yeux hagards.

Que se passa-t-il ensuite ? Je n’ai plus, de ces moments terribles, que des souvenirs indistincts qui apparaissent brusquement et d’une façon indéfinie à mon esprit, comme apparaissaient parmi les éclatements les scènes, les visions à peine imaginables. Il est difficile d’essayer de se souvenir de moments où, précisément, rien n’est réfléchi, rien n’est prévu ni compris. Dans ces moments où il n’y a plus sous l’acier du casque qu’une tête incroyablement vide avec simplement des yeux qui ne traduisent rien de plus que ceux d’un animal aux prises avec un danger qui met sa vie en péril. Il n’y a plus que le rythme des explosions plus ou moins proches, plus ou moins violentes, les cris des enragés que l’on qualifiera par la suite et selon l’issue du combat, de héros ou d’assassins. Les cris des blessés aussi, des agonisants, des mourants qui hurlent encore en fixant de leurs yeux égarés une partie de leur corps en bouillie, les cris de ceux que le choc de la bataille touche avant tout le monde et qui fuient dans n’importe quel sens en criant comme des sirènes. Il y a les visions tragiques, incroyables, qui vous font passer d’un haut le cœur à l’autre. Des tripes accrochées à la pierraille, éclaboussées d’un moribond sur l’autre. Des véhicules pleins de rivets, entrouverts comme la panse d’une vache que l’on vient d’ouvrir et qui flambent en grondant. Des arbres tronçonnés, des fenêtres béantes d’où s’échappent des tourbillons de poussière, qui dispersent dans l’oubli ce qui fut la richesse d’un foyer…