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— Il faudra étayer tout ça, remarqua l’ancien, si un pruneau nous descend dessus, tout nous tombe sur la gueule à coup sûr.

Le bombardement dura au moins deux heures. Quelques obus soviétiques tombèrent tout près mais, en fait, c’était les vagues d’assaut avancées qu’ils visaient. Les canons de la Wehrmacht répondirent et, pendant deux heures, le ciel appartint à l’artillerie. Les projectiles des hautsbitz passaient dans un grand bruit sonore au-dessus de notre ruine et contribuaient autant à faire dégringoler notre plafond que les coups des popovs qui pétaient parfois à trente mètres de nos meurtrières.

Pendant tout le temps que dura le bombardement, nous connûmes une tension extrême et éreintante. Certains faisaient des déductions que la minute qui suivait contredisait. L’ancien fumait nerveusement en nous priant sans arrêt de fermer nos gueules. Kraus, dans un angle, marmonnait tout seul, peut-être priait-il.

Dans la soirée nous eûmes la visite d’une unité de contre-attaque. À cette occasion, on installa parmi les ruines une pièce antichar. Un colonel visita notre gourbi et tâta les pièces de bois que nous avions ajoutées depuis, pour prévenir un affaissement du toit.

— Bonne organisation, constata-t-il.

Il fit le tour de notre petit groupe qui se tenait au garde-à-vous et offrit à chacun une cigarette. Puis il repartit plus en avant avec son unité, une unité de la Gross Deutschland.

La nuit arriva. Parmi les silhouettes fracassées de ce qui restait des arbres du verger, l’horizon nous apparaissait rougeoyant du feu des explosions. La bataille n’avait pas cessé et l’extrême tension qu’elle nous imposait était insupportable. À tour de rôle, nous dûmes prendre une garde serrée à l’extérieur et personne ne put dormir tranquillement. Bien avant l’aurore, on nous rassembla, et nous dûmes abandonner notre trou si bien organisé pour avancer en territoire soviétique. La progression continuait.

Nous découvrîmes en avançant une affreuse hécatombe de « Hitlerjugend » que le bombardement d’hier avait mêlés à la terre. À chaque pas, nous découvrions avec horreur ce qu’il pouvait advenir de notre misérable peau.

— Il n’y a donc personne pour enterrer toute cette barbaque, s’insurgeait Halls. Ce n’est pas un spectacle pour ceux qui sont encore vivants.

Des rires bizarres montèrent du groupe, comme s’il avait été question d’une bonne plaisanterie.

Nous traversâmes une étendue où les entonnoirs se chevauchaient. Les coups avaient l’air d’être tombés si dru par ici qu’on imaginait difficilement que quelqu’un ait pu en réchapper. Nous croisâmes aussi, derrière un remblai, un hôpital en plein air d’où les gueulements montaient comme d’un échaudoir à cochons. Nous fûmes réellement bouleversés par certaines visions. Je sentis que j’allais m’évanouir. Lindberg pleurait d’affolement. Nous traversâmes l’enclos en levant les yeux au ciel et en pensant très fort à nos mères. Ainsi nous ne vîmes que comme dans un rêve des jeunes hommes hurlant aux deux avant-bras écrasés. Les blessés du ventre regardant avec effroi et incompréhension le monticule de leurs intestins qui gonflait la toile de tente rougeoyante jetée hâtivement sur leurs abdomens.

Tout de suite après, nous traversâmes un canal. L’eau fraîche nous monta jusqu’à la poitrine et nous fit un bien immense. De l’autre côté, des Russes étendus jonchaient l’herbe folle. Un char soviétique, tout noirci et tordu par le feu, était immobilisé auprès d’une autre pièce et de ses servants pulvérisés. À gauche, au nord-est, la bataille redoubla. Nous perçûmes quand même une plainte parmi les servants de la pièce russe. Nous nous approchâmes d’un Ruski barbouillé de sang qui haletait contre la roue d’une remorque. Un de nos hommes déboucha son bouteillon et releva le visage du moribond. Celui-ci nous regarda avec des yeux démesurément ouverts par la terreur ou la stupéfaction. Il cria quelque chose et sa tête retomba en arrière en faisant tinter le métal de la roue. Il mourut.

Nos pas continuèrent à nous faire franchir une succession de vallonnements boisés où nous retrouvâmes les premières troupes en opération qui se regroupaient et soufflaient à l’ombre des baluviaux. Nombreux étaient ceux qui portaient des pansements qui avaient été blancs mais, qui tranchaient singulièrement sur leurs gueules grises de poussière. Nous fûmes rapidement regroupés, reformés, interpellés et envoyés sur des points précis.

Ainsi les deux grenadiers qui nous avaient rejoints furent réexpédiés ailleurs, tandis que notre 8e groupe était complété par deux autres isolés. Pour notre malheur, on désigna le Stabsfeldwebel que j’ai nommé plus haut, et qui n’en avait plus que pour 24 heures, comme chef de groupe. Nous fûmes rapidement accolés à un groupe blindé qui nous transporta, sur le cul de ses engins, à la limite d’un grand plateau qui s’étendait à l’infini.

Nous sautâmes de l’arrière des Panzers encore en marche pour rejoindre à la hâte un groupe de fantassins aplatis dans une vague tranchée peu profonde. Déjà l’artillerie ennemie à tir direct faisait pleuvoir ça et là quelques coups de 50 qui nous firent tout de suite comprendre que nous étions en première ligne. Les cinq chars virèrent de bord, et disparurent sous les futaies à cinquante mètres derrière nous.

Nous plongeâmes près des gars qui étaient déjà là et qui n’avaient pas l’air d’avoir envie de rire. Le tir russe suivit les chars et se perdit avec eux dans le sous-bois. Notre gros con de Stabsfeldwebel s’inquiétait déjà des distractions du coin et discutait avec un très jeune lieutenant. Puis le jeune officier fit un grand geste à ses troupes qui le suivirent en courant, pliées en deux, vers le bois. Les popovs qui devaient observer la position, envoyèrent encore cinq ou six coups directs dont l’un des pruneaux tomba bien près.

Nous nous retrouvions seuls. C’est-à-dire neuf types dans un trou face aux lignes soviétiques et avec le soleil perpendiculaire au-dessus de nous.

— Creusez-moi ce trou, brailla le stabs comme s’il avait été sur un champ de manœuvre.

Et nous nous mîmes à fouiller la terre poussiéreuse d’Ukraine avec nos courtes pelles-pioches. C’est à peine si nous eûmes le temps d’échanger quelques mots. Le soleil nous écrasait et accentuait encore notre lassitude.

— Nous finirons bien par crever même de fatigue, râla Halls. Je n’en puis plus.

— La tête me fait mal, lui répondis-je dans un soupir.

L’autre fumier continuait à nous fustiger tout en fixant d’un air inquiet la plaine sans herbe qui s’étendait au loin jusqu’à ce que le regard se perde.

À peine avions-nous terminé de mettre correctement en batterie nos deux spandaus que le bruit des blindés quittant le sous-bois nous fit frémir. En ce bel après-midi les chars allemands quittaient une fois de plus les ombrages et fonçaient vers l’est. Derrière eux, des régiments entiers, pliés en deux, nous dépassèrent et s’éloignèrent dans un mur de poussière qui couvrit la vue. Cinq ou six minutes plus tard, se déchaîna un bombardement d’artillerie russe sans précédent. Tout devint opaque au point que le soleil se voila à nos yeux agrandis de terreur. Seuls les éclairs rouges qui se profilaient sur des rangées de quatre-vingts ou cent mètres perçaient sans interruption la tempête poussiéreuse. La terre trembla comme jamais elle ne l’avait fait. Derrière nous, le sous-bois s’alluma de partout. Des cris d’affolement jaillirent de nos gorges altérées. Tout fut déplacé. La terre volait alentour, mêlée au fer et au feu. Kraus et un des nouveaux furent ensevelis sans réaliser. Je plongeai au plus profond du trou et fixai sans comprendre le ruisseau de terre qui refoulait vers notre abri. Je me mis à hurler comme un dément. Nous crûmes à la fin du monde. Halls réfugia sa tête sale près de la mienne et nos deux casques se heurtèrent comme deux vieilles gamelles. Son visage était transfiguré.