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Je vis aussi le stabs, atteint d’une furie démentielle, frapper le sol à grands coups de poing puis rosser délibérément le dernier grenadier que l’on croyait lucide et qui fondit en larmes pour toute réaction. J’entendis avec une précision infernale un million d’échos que répercutait la terre. Je sentis aussi que j’allais m’évanouir. Alors je me mis à hurler d’une façon diabolique. Dans une inconscience totale, je me redressais et jetais mille imprécations vers le ciel. J’étais à bout, au bord de l’abîme, comme tous mes compagnons. Ma furie brûla comme un feu de paille les dernières forces qui me restaient. La tête me tourna et je tombai en avant contre le rebord de la tranchée. Ma bouche grande ouverte mordit la terre qui y entra en masse. Je me mis à vomir et j’eus l’impression que j’allais ainsi me vider complètement. Pataugeant dans ma vomissure, mes mains tremblantes cherchèrent à s’accrocher à la paroi de terre qui s’émiettait contre moi. Quelque chose de blanc illumina, comme dans un cauchemar, la nuit qui nous avait complètement envahis. Et cette lueur me fit peut-être échapper à mon évanouissement. Alors, lentement, mes yeux rougis s’élevèrent vers le rebord pour suivre la fusée éclairante russe qui déclinait en tombant vers le sol. Mais sur le moment, j’eus un sentiment bizarre. Je crus être chez moi et que rien de tout ceci n’existait. Seule une étoile descendait du firmament.

Je restai vraisemblablement très longtemps dans cet engourdissement. Les explosions continuaient toujours à compresser ma poitrine. Il se passa encore des heures pendant lesquelles, résignés, certains s’endormirent, tout en gardant les yeux grands ouverts. Enfin, vers minuit, tout cessa.

Pourtant aucun d’entre nous ne bougea. Tous ceux qui étaient encore vivants demeuraient anéantis au point de ne pouvoir faire un geste. L’ancien réclama tout de même notre attention.

— Ne vous endormez pas, les gars, c’est maintenant qu’Ivan va attaquer.

Le stabs leva vers lui des yeux troubles. Il se redressa et s’appuya contre le remblai. Cinq minutes plus tard sa tête retombait en avant et il plongea dans un sommeil voisin de la léthargie.

L’ancien continua à nous exhorter. Mais les six survivants ne lui répondaient pas plus que les huit cadavres. Pêle-mêle, le sommeil nous écrasa comme avaient essayé de le faire les canons. Si les Russes avaient attaqué à ce moment-là, peut-être auraient-ils épargné la vie à nombre de leurs combattants, car, parmi les avant-postes d’interception que nous formions, ils n’auraient sans doute trouvé que des morts ou des hommes évanouis de sommeil. Il y eut sans doute d’autres coups de canons et d’autres fusées éclairantes, mais, pendant au moins quatre heures, nos oreilles ne perçurent plus les hurlements de la guerre.

Ce fut le stabsfeldwebel qui s’éveilla le premier. Lorsque nous ouvrîmes les yeux, nous le trouvâmes penché sur le Sudète qui dormait à ses côtés. Celui-ci venait de pousser un cri plaintif. Sans doute le stabs l’avait-il réveillé brusquement. Nous étions moulus de fatigue, et les gestes que nous fîmes pour nous redresser jusqu’au parapet nous firent grimacer de douleur. Une fois de plus le jour rosissait l’horizon et la plaine bien distincte nous révélait le spectacle de son chaos. Nous reprîmes à nouveau conscience de l’endroit où nous nous trouvions. Tout était parfaitement calme. Pas le moindre écho. Nos regards errèrent un long moment sur l’immense étendue plate. La ligne d’horizon nous encerclait presque et venait se perdre, au nord comme au sud, dans la limite bien nette du bois qui formait comme une haie derrière nous. Nous échangeâmes quelques mots et les boîtes de conserve sortirent de nos sacs.

— Prenez des forces, plaisanta le stabs qui vivait ses derniers moments. Je serais surpris que ce calme dure longtemps.

— Pas sûr, continua quelqu’un, la bagarre d’hier a dû consommer pas mal de monde. Je crois, au contraire, qu’il va y avoir deux ou trois jours de tranquillité.

— Cela m’étonnerait, continua le stabs, le Führer a donné l’ordre de marcher vers l’est, et nos troupes ne s’arrêteront plus maintenant. L’offensive va sans doute reprendre avant que le soleil ne soit haut.

— Vrai, stabsfeldwebel ? Vous pensez, questionna le petit Lindberg, en se réjouissant comme toujours lorsque quelque chose semblait tourner à notre avantage. Nos troupes vont déloger ces maudits canons russes ?

— Si cela doit recommencer, me murmura Halls, je deviendrai fou.

— Ou nous serons morts, fis-je tout bas. Il n’est pas possible que nous ayons chaque jour autant de chance qu’hier.

Halls me regarda tout en mâchouillant sa bouffetance.

Le stabs, Lindberg, le Sudète et le dernier grenadier conversaient toujours. Halls et moi échangions des propos pessimistes. Seul l’ancien avalait en silence, et ses yeux rougis par l’insomnie regardaient l’astre apparaître.

— Vous deux, ordonna le stabs en désignant Halls et moi, vous ouvrez l’œil pendant deux heures, tandis que vos camarades et moi tâcherons de dormir un peu. Mais avant tout il nous faut jeter ces macchabées dehors, fit-il en désignant d’un air dégoûté les huit corps mutilés sur lesquels commençaient déjà à tourbillonner de grosses mouches bleues.

Du coin de l’œil, nous assistâmes au dépouillement des morts. Pour une fois que nous ne jouions pas les croque-morts ! La garde nous semblait bonne. Les mêmes jurons étaient toujours proférés lorsque les vivants se trouvaient obligés de ramasser les copains occis.

— Merde de merde, il est lourd, le frère !

— Oh, bon Dieu !… il a mieux valu qu’il crève tout de suite, regarde-moi ça !

Et le clic métallique de la pièce d’identité que l’on dégage du cou.

— Pouah, il a chié partout !

Nous tournions le dos avec indifférence : le drame de la vie et de la mort avait singulièrement perdu de son importance. Nous avions l’habitude. Tandis que les autres remuaient la viande morte, Halls et moi continuions à discuter de nos chances de survie.

— Ce sont les extrémités les plus douloureuses ; par contre c’est moins grave.

— Je me demande ce qui a pu arriver à Olensheim ?

— Un bras brisé, d’après ce que j’ai entendu dire.

— Et le tien ?

— Mon épaule me fait très mal.

Derrière, les autres continuaient leur sale boulot.

— Heinz Veller, 1925, pas marié, pauvre type, pas de veine…

— Fais voir ton épaule, reprit Halls, peut-être es-tu blessé sérieusement.

— Je ne pense pas, c’est un gnon, fis-je en dégrafant tout mon bordel.

J’allais dégager mon épaule de ma vareuse lorsqu’un roulement de tonnerre ébranla l’air pur du matin. Presque instantanément s’abattit un peu partout une nouvelle grêle d’obus russes. Une fois de plus, nous nous laissâmes choir au fond du trou, le regard terrorisé.

— Nom de Dieu ! cria quelqu’un, ça recommence !

Halls se rapprocha de moi tandis qu’une pluie de mottes de terre dégringolait sur notre position. Il ouvrit la bouche pour me dire quelque chose, mais le vacarme d’une explosion toute proche emporta le son de sa voix.

— Nous n’en sortirons plus, reprit-il, il vaudrait mieux foutre le camp.

Un coup tomba si près que le rougeoiement de la flamme éclaira la terre grise sur l’autre paroi de la tranchée. Une épaisse fumée nous enveloppa et la terre s’abattit par mètres cubes. Des cris d’effroi montèrent, puis la voix du stabs.

— Personne n’est touché ?

— Bon Dieu ! rugit l’ancien en toussant, que fout notre artillerie ?

Le petit Lindberg tremblait de nouveau. Puis le feu russe s’arrêta. Prudemment, l’ancien risqua un œil, et nos sept têtes émergèrent et scrutèrent la plaine où traînaient encore de lents nuages de poussière. Là-bas, près du bois, quelqu’un gueulait comme un veau qu’on égorge.