Privé une seconde fois de chef, le 8e groupe continuait à fuir parmi les broussailles. Sous le poids de notre matériel, nous chancelions à chaque pas.
— Arrêtons-nous un instant, fis-je, je ne peux plus respirer.
Halls se laissa choir et ne s’occupa plus que de contrôler sa respiration. La pétarade continuait derrière nous. De temps à autre un projectile allemand tombait vers l’est.
— Et c’est avec ça qu’ils comptent arrêter Ivan, fit l’ancien. Il n’y a donc plus personne pour leur expliquer de quoi il s’agit, bon Dieu ! Allez, en route, les gars, il s’agit pas de flâner.
— Heureusement que tu étais là, fit Halls à l’ancien, sans toi nous serions tous morts à l’heure qu’il est.
— Évidemment, fit notre sauveur, allons, grouillez.
Et notre course reprit malgré l’épuisement qui nous empêchait par instants de réaliser l’importance de chaque pas. Trois autres landser nous rejoignirent.
— Vous nous avez foutu une de ces trouilles, ne purent-ils s’empêcher de dire, on a cru voir surgir des bolcheviks.
Nous débouchâmes sur une petite clairière. En fait, il ne s’agissait certainement pas d’une clairière. Les obus russes avaient dû atteindre hier le dépôt de munitions d’une pièce de Pak dont nous retrouvâmes au hasard quelques vestiges, le tout avait été volatilisé, ce qui expliquait le dénuement du bois à cet endroit. Sur un arbre couché, une charpie humaine était encore suspendue à quatre mètres du sol. Enfin, nous arrivâmes à l’improviste sur toute une compagnie de feldgrauen parés pour l’attaque. Un grand lieutenant se précipita au-devant de nous.
— Chef de groupe ? questionna-t-il sans perdre une seconde.
— Tombé au combat, riposta l’ancien en se collant dans un garde-à-vous approximatif.
— Teufel ! dit l’officier. D’où sortez-vous ? quelle est votre compagnie ?
— 8e groupe, 5e compagnie, groupe d’interception Gross Deutschland division, Herr Leutnant.
— 21e groupe, 3e compagnie, surenchérirent les trois types qui venaient de se joindre à nous, nous sommes les seuls survivants.
L’officier nous regarda et n’insista pas. Ça pétait toujours et les rumeurs des Sibériens nous parvenaient de temps à autre.
— Où est l’ennemi ? questionna encore le lieutenant.
— Partout devant vous, Herr Leutnant, ils inondent la plaine : il y en a des centaines de milliers, poursuivit l’ancien.
— Continuez à vous replier, nous ne sommes pas de la Gross Deutschland, vous vous réincorporerez lorsque vous rencontrerez un de vos régiments.
Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois. À nouveau, nous plongeâmes dans les fourrés tandis que l’officier retournait à ses troupes en gueulant des ordres. Nous croisâmes encore bien d’autres groupes prêts pour l’abattoir et nous aboutîmes finalement au hameau où nous avions organisé un poste de défense, peu de temps avant, dans une cave. Là nous fûmes stoppés, car une unité de notre division y était installée. Aucune trace néanmoins de la 5e compagnie. Nous fûmes harcelés de questions, d’abord par le commandement, ensuite par la troupe anxieuse. Toutefois, notre petit groupe fut mis quelques instants au repos à l’ombre d’une ruine et on nous apporta à boire.
Partout, les fantassins harcelés creusaient des trous de défense, installaient des protections, camouflaient, supervisaient ce qui était déjà installé. Vers midi, la bataille se rapprocha de nouveau. Nous essuyâmes un autre tir d’artillerie russe qui nous fit courir à la cave que nous connaissions déjà. Dans celle-ci un gros soldat – un vétéran de la Gross Deutschland – sautait et dansait tandis que les explosions secouaient ciel et terre. Tous ses camarades le regardaient avec indifférence.
— Il est fou, fit Halls.
— C’est ainsi depuis que nous le connaissons, fit un landser en s’adressant à nous, c’est notre boute-en-train, sacré Oldner !
Nous ne prêtâmes pas plus longtemps attention à la grosse barrique qui sautillait en imitant le « French-cancan ».
— Il m’énerve, s’insurgea Halls.
Mais le gros, malgré les regards désapprobateurs, continuait à gesticuler.
Dans l’après-midi, cinq ou six chars partirent au-devant des Russes. Des groupes de grenadiers les suivaient de très près. Il y eut, au loin, un combat qui fit rage pendant une bonne heure. Puis nous vîmes revenir les grenadiers, ainsi qu’une nuée de fantassins en retraite. Le bois, au loin, à l’extrémité des vergers, était rouge de feu. Des coups épars tombaient un peu partout, nulle part on ne se sentait à l’abri. Partout, des fantassins époumonés rappliquaient, traînant avec eux des camarades blessés.
Nous comprîmes que nous allions être à nouveau sur le front de combat. La bataille, avec ses explosions, ses crépitements, ses rumeurs, se rapprochait encore de quart d’heure en quart d’heure. Avec elle aussi, une angoisse qu’il nous fallait sans arrêt surmonter nous étreignait. Les contre-attaques des régiments que nous avions croisés ainsi que celles des chars s’étaient vues englouties dans le flot irrésistible de la marée russe pour qui les pertes les plus incalculables ne semblaient pas compter.
Le hameau était maintenant un vrai point stratégique. Il était truffé de nids de mitrailleuses, de mortiers et même d’une pièce antichar. Ce qui expliqua sans doute l’enfer que nous eûmes encore à supporter pendant les trente-six heures qui suivirent.
Devant nous, à une soixantaine de mètres, deux trous aménagés dissimulaient deux spandaus qui précédaient en quelque sorte ceux de l’ancien et de Halls que nous avions réinstallés dans nos positions de l’avant-veille. À notre droite, protégée par des ruines, une grosse geschnauz était en batterie sur un court véhicule tout terrain. Autour d’elle, une cinquantaine de fusils, mitraillettes, lance-grenades et autres armes d’infanterie étaient disséminés parmi les restes de quatre ou cinq hangars ainsi qu’à l’abri derrière des tas de bois et des clôtures. Plus loin encore, derrière une succession de murets, les fantassins en fuite venaient d’être regroupés et préparaient à la hâte de nouveaux retranchements. À notre gauche, dans une tranchée juste en bordure de la seule construction encore à peu près intacte, une section de mortier avait pris position.
La section s’était d’ailleurs vue grossie de l’infanterie en déroute qui s’installait un peu partout aux alentours. Derrière nous, sur la gauche, en haut du chemin qui traversait le hameau, un antichar de 50, protégé par une véritable casemate de terre, braquait son tube menaçant vers les vergers. Derrière, en contrebas, une camionnette radio stationnait près du tracteur de la pièce. Nous l’avions vue en arrivant lorsqu’on nous avait autorisés à nous reposer un peu.
Les ordres nous parvenaient sans cesse depuis notre cave-abri. Des officiers regroupaient tous les fuyards, réorganisaient des groupes d’urgence, allongeaient la défense au-delà du hameau où devait se tenir sans nul doute un poste de commandement sous l’autorité d’un officier supérieur.
De temps à autre, un pruneau, que les Russes tiraient vraiment au hasard, obligeait un groupe à plonger à terre. En fait, rien d’alarmant après ce que nous avions subi la veille. Seul au loin, à l’extrémité des vergers, c’est-à-dire à peu près à un kilomètre, un contact ardent persistait entre nos dernières lignes en retraite et des groupes russes avancés.
L’ancien acquiesçait en écoutant la précipitation là-haut à l’extérieur.
— Ben alors, ne cessait-il de dire, ils reconstruisent la ligne Siegfried là-haut. C’est donc là qu’on va arrêter le Ruski ! Eh toi, le prêcheur, continua-t-il en s’adressant à un Katolischerfeldprediger, demande un peu à ton bon Dieu qu’il envoie la foudre céleste pour remplacer notre artillerie manquante.