Nous poursuivîmes notre marche comme des somnambules. Un bruit de moteur se fit entendre derrière nous et nous cherchâmes à voir quel péril pouvait encore bien surgir. Une masse sombre, tous feux éteints, avançait rapidement en cahotant.
Avec ce qui nous restait de volonté nous essayâmes de nous éparpiller. Les explosions alentour jetèrent des reflets sur le camion qui était déjà sur nous.
— Grimpez, camarades, cria une bonne âme.
Nous nous approchâmes en titubant. Trois gars du hameau avaient réussi à remettre en marche le tout terrain de la geschnauz, ils fuyaient avec. Nous réussîmes à nous hisser sur l’étroit plateau encombré de la mitrailleuse lourde démantelée. L’engin se remit en route et transporta sa charge hébétée de fatigue à travers mille ornières. Nous venions sans doute d’arriver sur l’emplacement de l’artillerie. Des soldats, hagards aux côtés de leurs pièces sans munitions, nous firent signe.
— En arrière ! criait le chauffeur de notre véhicule, Ivan arrive.
Un tracteur d’artillerie finissait de se consumer. Est-ce sa lueur qui aveugla notre chauffeur ? Toujours est-il que le tout terrain plongea le nez en avant dans un profond entonnoir. Tout le monde fut projeté à l’extérieur et je crus traverser le pare-brise. Une violente douleur saisit mon épaule déjà mal en point, tandis que je me retrouvais replié sur moi-même contre une roue avant du véhicule.
— Merde de merde, grogna quelqu’un, où nous as-tu fourrés ?
— Ta gueule ! se rebiffa notre chauffeur. J’ai certainement le genou cassé.
Je me relevai en tenant mon épaule, mon bras gauche semblait paralysé.
— Tu as du sang plein la gueule, fit le Sudète en me regardant.
— Je n’ai mal qu’à l’épaule.
J’aperçus le grand corps de Halls allongé en haut de la butte. Mon pauvre copain, déjà blessé, avait été projeté au loin et demeurait sonné.
— Halls ! fis-je en le secouant.
Le géant porta une main à son cou. Fort heureusement, Halls n’était pas mort.
Quelqu’un essaya de faire sortir le taxi du puits où il s’était fourré. Les roues labourèrent la terre mais ce bon Dieu d’engin demeura sur place. Désolés, nous regagnâmes une position d’artillerie qui s’apprêtait à lever le camp. Les gars nous chargèrent en plus de tout leur matériel, et nous partîmes enfin pour un coin plus tranquille.
Au loin l’horizon était rouge.
— Vous venez de ce brasier ? questionna un artilleur.
Il s’adressait à l’ancien. Celui-ci ne répondit rien. Il venait de sombrer dans un sommeil anesthésique. Notre groupe de clochards s’endormit malgré les rudes heurts du puissant véhicule. Seuls Halls et moi demeurions encore à peu près éveillés. Mon épaule démise m’empêchait de bouger et me faisait énormément souffrir. Quelqu’un se pencha sur moi, j’avais la gueule inondée de sang. La vitre du pare-brise m’avait fait mille coupures et mon visage rougi laissait penser que ce sang s’échappait d’une profonde blessure.
— Il va crever, celui-là, fit le gars qui m’avait regardé.
— Non ! répondis-je dans un souffle.
Plus tard, on s’occupa de nous faire descendre. Chaque mouvement se répercutait dans mon épaule gauche et la douleur, à cause de la fatigue, me donnait des nausées. Je me mis à dégueuler tripes et boyaux. Deux feldgrauen m’aidèrent à marcher jusqu’au pied d’une maison où l’on avait étendu de nombreux blessés. Halls, dont le cou était rouge, vint me rejoindre ainsi que le chauffeur du tout terrain qui sautait sur une seule jambe.
— Ça ne va pas, mon vieux ? fit Halls en me regardant dégueuler. Tu ne vas quand même pas crever, Sajer ?
Ces paroles me parvenaient, lointaines à travers un bourdonnement.
— Je veux rentrer à la maison, murmurai-je entre deux hoquets.
— Moi aussi, je voudrais bien, fit Halls.
Et il s’allongea sur le dos et s’endormit.
Avec le jour nous fûmes réveillés par le service sanitaire qui venait faire le tri des morts et des vivants. Un type aux mains froides tira ma paupière et regarda mes yeux.
— Ça va, mon gars, fit-il, où as-tu mal ?
— À l’épaule, je ne peux plus remuer.
L’infirmier dégrafa mon attirail, et me fit gueuler.
— Pas de blessure apparente, Herr Major, déclara-t-il à un grand type en casquette.
— Qu’a-t-il à la tête ?
— Je ne vois rien, reprit l’autre ; il a du sang plein la figure, c’est tout. Une luxure à l’épaule…
Le gars me remua le bras gauche et je poussai un cri. Le major fit seulement un signe de la tête et l’infirmier m’accrocha un bout de carton blanc sur la poitrine. Il en fut de même pour Halls et pour le chauffeur. Seulement, le chauffeur on le chargea dans une ambulance avec beaucoup d’autres. Halls et moi restions à terre. Vers midi, deux autres types s’occupèrent de ceux qui, comme nous, étaient restés à ronfler sur le trottoir. Ils essayèrent de me mettre debout.
— Ça va, les gars ! je peux marcher, c’est à l’épaule que j’ai mal.
Ceux qui tenaient sur leurs pattes formèrent un rang et nous fûmes dirigés vers la cantine.
— À poil ! jeta le feld.
J’eus un mal inouï à me déshabiller. Deux copains m’aidèrent et mon épaule enflée et meurtrie fut mise à nue. On fit à chacun une piqûre dans la cuisse. Puis les infirmiers lavèrent les blessures à l’éther et collèrent du sparadrap un peu partout. Près de la porte, on recousait un gars qui avait une sacrée balafre dans le dos et qui gueulait sous la morsure des instruments chirurgicaux. Puis deux types à lunettes s’occupèrent de moi et s’agrippèrent comme des ours à mon épaule sensible. J’eus beau gueuler et les insulter, ils ne prêtèrent aucune attention à mes vociférations. Dans un craquement, qui me fit mal jusqu’au bout des orteils, ils replacèrent mon membre démis et passèrent au cas suivant.
Je retrouvai Halls à l’extérieur. On venait de lui coller un gros sparadrap et un paquet de coton à gauche du cou. Mon copain avait reçu un sale morceau de ferraille trois centimètres plus bas que la première blessure qu’il avait eue à Kharkov.
— La prochaine fois, j’y laisserai ma tête, fit Halls.
Nous retrouvâmes plus loin l’ancien, le Sudète, Lindberg et le grenadier qui ronflaient comme des sonneurs sur l’herbe d’un talus. Nous nous couchâmes auprès d’eux et en fîmes autant.
Ainsi se termina pour nous la bataille pour Bielgorod. Nous étions revenus en arrière par rapport à notre point de départ. L’offensive allemande avait reperdu le terrain qu’elle avait si durement conquis pendant une dizaine de jours, et même davantage. Un tiers de l’effectif engagé avait sombré dans l’enfer. Parmi eux, beaucoup de jeunes lions, des « Hitlerjugend ».
Qu’était-il advenu du beau jeune homme au visage de madone, de son ami aux yeux clairs et loyaux, de l’étudiant qui parlait si bien ? Ils gisaient probablement sur la terre mutilée de Russie, tout comme le mélancolique joueur d’harmonica qui disait dans sa chanson qu’il voudrait revoir sa vallée verte et paisible même pour y mourir.
Il n’y a pas de sépulture pour le feldgrau tombé en Russie, disait l’ancien. Un moujik, un jour, retournera nos restes et les enfouira, avec son fumier, dans son sillon, puis il sèmera des graines de tournesol.
TROISIÈME PARTIE
LA RETRAITE
(automne 1943)
Chapitre VII
Le nouveau front
Au mois de septembre, Kharkov retomba définitivement aux mains des Soviets. Tout le front sud et centre fut sérieusement ébranlé et des brèches importantes y furent faites. Par ces brèches déferlèrent les chars ennemis qui démantelèrent tout le système de défense. Le grand repli général commença, et les rouges encerclèrent bien souvent des divisions entières. Notre unité fut, à cet effet, employée à intercepter les pénétrations intérieures et fut équipée de matériel nouveau et rapide. La division Gross Deutschland fit souvent des prodiges qui furent cités à l’ordre officiel. Là où elle apparaissait, les combattants des tranchées reprenaient espoir et, avec notre aide, mettaient l’ennemi en fuite. Ce fut ainsi généralement que les choses se passèrent, mais évidemment on ne parla jamais de nos difficultés, de notre encerclement, du désespoir des soldats qui abandonnèrent leur matériel dans l’océan de boue. On ne parla pas non plus des successives reformations de cette unité pour remplacer les régiments anéantis. On ne parla pas du steiner ni du capitaine Wesreidau volatilisé, de l’adjudant et de sa section faite prisonnière et libérée trop tard par notre Kommando, du désespoir profond qui s’abattit sur les grands enfants que nous étions et qui durent réenvisager un deuxième hiver de guerre, du pont humain sur le Dniepr, de l’abandon des régiments de gelés, de la terre brûlée, de la semaine d’épouvante à Tchernigov, de nos mains crevées d’engelures et de notre funeste résignation devant l’idée de la mort. Les généraux ont écrit, depuis, des récits sur l’ensemble de ces événements. Ils ont situé les catastrophes, écrit une phrase ou dix lignes sur les pertes subies par suite de maladie ou de gelure. Jamais, à ma connaissance, ils n’ont suffisamment exprimé la détresse du soldat souvent abandonné à un sort qu’on cherche à éviter même à un chien galeux. Jamais ils n’ont évoqué les heures de détresse ajoutées aux milliers d’heures de détresse, le ressentiment évident de l’individu perdu dans un grand troupeau où chaque homme, submergé par ses propres tourments, ne peut tenir compte de la désolation de l’autre. Jamais on n’a parlé de ces troupeaux tantôt glorieux, tantôt vaincus et défaits, chargés des remontrances des chefs de l’ordre, harcelés par la hargne d’un autre troupeau d’ennemis à qui on a permis de déverser sa haine « justifiée » et qui se confond dans le meurtre et l’abjection, et la désillusion plus tard, lorsqu’il apprend que la récolte de la victoire ne lui a pas rendu pour autant sa liberté. Car il n’y a pas de liberté. Il n’y a dans le fond que le crime physique de la guerre, le crime intellectuel et hypocrite de la paix. On n’aime pas son voisin par un simple élan du cœur, on l’aime bien souvent pour avoir une excuse plus tard lorsque fatalement on devra le détester.