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« Et moi qui le prenais pour un brave garçon », dira-t-on. Il n’y a plus de liberté dans une société où l’on commence à sceller des bornes. Il n’y a qu’une loi précaire qui prévient aimablement que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Mis en garde par cette sommaire prophétie, le petit bourgeois, avec un sourire bon enfant, guette de ses yeux inquiets le voisin qui risque de tomber de l’arbre presque mitoyen, sur la haie de fusain bien taillée qui cloisonne l’opulente liberté. Les hommes de la préhistoire le comprenaient sans le savoir, et la liberté n’existait pour eux que dans le rayon d’action de leur massue. Au-delà, c’est toujours la guerre possible, le traquenard, la vilenie.

— C’est pour cela que vous vous battez, nous dit un jour Herr Hauptmann Wesreidau. Vous n’êtes rien d’autre que des animaux sur la défensive, même si vous êtes contraints à l’offensive. Allez, du courage, la vie c’est la guerre, et la guerre c’est la vie. La liberté ne peut exister.

Le capitaine Wesreidau nous aida bien souvent à supporter le pire. Il s’entendait fort bien avec sa troupe. Le capitaine Wesreidau n’était pas de ces officiers, imbus de leurs grades, qui regardent et traitent le soldat comme un pion sans valeur et avec lequel on peut jouer sans scrupule. Combien de fois partagea-t-il nos veillées grises ! Combien de fois le retrouvâmes-nous dans nos casemates, nous tenant de longues conversations et nous faisant oublier la tempête de neige qui hurlait dehors ! Je revois encore son visage mince, à peine éclairé par une vacillante Kerze, tout près du nôtre.

— L’Allemagne est un grand pays, nous disait-il. Aujourd’hui nos difficultés sont immenses. L’ordre dans lequel nous croyons plus ou moins vaut bien les slogans d’en face. Même si nous n’approuvons pas toujours ce que nous sommes obligés de faire, nous devons l’exécuter au nom de notre pays, de nos camarades, de nos familles sur lesquelles l’autre partie du monde s’acharne en prétendant servir la vérité et le bon droit. La vérité et le bon droit sont aussi relatifs que la liberté. Vous êtes tous, maintenant assez grands pour comprendre cela. J’ai voyagé en Amérique du Sud et j’ai mis un jour les pieds en Nouvelle-Zélande. J’ai fait, depuis, la guerre en Espagne, en Pologne, en France et aujourd’hui en Russie. Je puis dire que partout j’ai rencontré les mêmes hypocrisies dominantes. La vie, mon père, et les leçons des anciens, m’apprirent à préparer mon existence avec droiture et loyauté. J’ai maintenu ces idées malgré toutes les difficultés et toutes les saloperies qui ont été mises en travers de ma route. Là où une épée eût été nécessaire, j’ai continué à sourire ou à m’accuser moi-même, pensant que les maux venaient de moi.

— Lorsque j’ai tiré mes premières rafales en Espagne, j’ai songé à me suicider, tant l’exercice de la guerre ne semblait point me convenir. Et puis, j’ai vu la férocité des autres qui, persuadés de servir la bonne cause, s’offraient le meurtre comme des purificateurs. J’ai vu les Français mièvres et suaves nous craindre. Puis, lorsque nous leur eûmes rendu leur confiance et que nous essayâmes de leur tendre la main, ils s’enhardirent et commencèrent à reprendre les armes qu’ils n’avaient pas su tenir lorsqu’il le fallait. Le monde en général n’accepte jamais une chose à laquelle il n’est pas habitué. Un changement quelconque le surprend et l’effraie. Il accepte alors de se battre pour préserver une chose dont il se plaint constamment. Pour peu que des beaux parleurs assis sur la mollesse d’une confortable situation leur fassent croire à l’égalité des hommes, même si ces hommes sont aussi différents de nous que peuvent l’être une vache et un coq, ces mondes fatigués et prostrés dans une liberté plus que restreinte se mettent à brailler leur conviction et s’avancent menaçants. Toutefois, il est bon de couvrir soigneusement ces gens et de leur tenir le ventre plein, si on veut obtenir d’eux le dixième du rendement prévu.

C’est un peu ce qui se passe de l’autre côté, camarades. Chez nous, le peuple a la chance d’être moins indolent, quelqu’un crie : « Regardez-vous », et chacun ose se regarder. Notre condition n’est pas absolument parfaite, mais nous acceptons de voir autre chose. Alors nous tentons l’aventure. Elle est scabreuse, insuffisante de sécurité. On lance une idée d’unité : elle n’est ni riche ni comestible, mais la grande majorité du peuple allemand l’accepte, s’y accroche, la forge, la fusionne dans un admirable effort de collectivité. Ici, nous tentons l’aventure. Nous essayons, en tenant compte de l’idée de société, de changer la face du monde, espérant faire rejaillir les vieilles vertus enfouies sous l’immondice des vilenies des peuples et de nos pères. Nous ne sommes pas payés. Nous sommes l’armée déshéritée et haïe. Demain, si nous devons perdre la face, l’injustice des mauvais jugements s’abattra sur ceux qui vivront encore après avoir tant souffert. On les traînera plus bas que terre, on les accusera de plus d’homicides encore, comme si les gens en général ne commettaient pas les mêmes actes en temps de guerre. Ceux qui auront grand intérêt à voir la fin de notre idéalisme ridiculiseront notre attitude. Rien ne nous sera épargné. On détruira même les tombes des héros, ne conservant seulement, au nom du respect des masses devant la mort, que les sépultures des tombés hasardeux qui n’avaient pas osé vraiment tenter l’aventure. Avec nous disparaîtra tout l’héroïsme que nous devons prodiguer chaque jour, la mémoire des camarades morts ou vivants, notre communion d’esprit, nos peurs et nos espoirs. Notre histoire ne sera même pas relatée. On parlera seulement d'un sacrifice bête et inqualifiable. Que vous le vouliez ou non, vous faites partie de l’aventure, et rien, par la suite, ne correspondra aux efforts que vous avez fournis si vous devez dormir sous le ciel calmé du camp d’en face. On ne vous pardonnera pas d’avoir pu survivre aux coups. Vous serez rejetés ou bien conservés comme des animaux rares rescapés d’un cataclysme. Vous n’aurez plus d’amis véritables. Le chien et le chat ne peuvent jamais dormir tranquilles. Souhaitez-vous une fin pareille ? Ceux qui peuvent s’en accommoder peuvent traverser les lignes et s’en aller sans craindre notre vengeance.