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Je sais ce que signifie le mot d’ordre « Courage ! », je le sais par les jours et les nuits d’inquiétude et de résignation, par la peur insurmontable qui vous la fait tout de même accepter, au moment où votre cervelle ne fonctionne plus normalement. Je le sais par l’immobilité contre la terre gelée qui vous transmet son contact glacial jusqu’à la moelle des os. Je le sais par le hurlement de l’inconnu qui se débat, pas loin, dans un trou semblable au vôtre. Je sais aussi que l’on peut appeler à l’aide tous les saints du Ciel sans même croire en Dieu. C’est de tout cela que je dois parler, dussé-je replonger dans le cauchemar pendant des nuits entières. C’est en fait à cela que se borne ma tâche : retransmettre avec le plus d’intensité possible les cris de l’abattoir.

Trop de gens font connaissance avec la guerre sans en être incommodés. On lit tranquillement dans un fauteuil ou dans son plumard l’histoire de Verdun ou de Stalingrad, le cul au chaud, sans comprendre, et le lendemain, on reprend son petit business… Non, il faut lire ces livres dans l’incommodité, de force, en s’estimant heureux de ne pas être obligé d’écrire aux siens depuis le fond d’une tranchée, le cul dans la boue. Il faut lire cela dans les pires situations, quand tout semble aller mal, afin de se rendre compte que les tourments de la paix ne sont que des choses futiles pour lesquelles on a bien tort d’attraper des cheveux blancs. Rien n’est vraiment grave dans la paix douillette et il faut être très con pour se soucier d’une augmentation de salaire ! La guerre, il faut la lire debout, en veillant tard, même si l’on a sommeil. Comme je l’écris moi, jusqu’à ce que l’aube apparaisse, et que ma crise d’asthme ait lâché prise avant moi. Alors, bon Dieu, même si la fatigue me pèse, que le travail de la paix me semblera doux !

Ceux qui lisent Verdun ou Stalingrad et en tirent une dissertation entre amis autour d’une tasse de café, n’ont rien compris. Ceux qui savent lire cela, en conservent un sourire silencieux, ils sourient en marchant et s’estiment heureux.

Je vais donc reprendre le cours de notre vie dans le bled que j’ai cité plus haut, là où nous commencions à revivre et à reprendre nos esprits malgré le bruit lointain du canon.

— La vie était trop belle ici, murmura le Sudète en voyant affluer les transports et autres véhicules qui rappliquaient depuis vingt-quatre heures.

Chaque maison, et elles n’étaient pas nombreuses, devenait l’abri temporaire de groupes d’officiers qui délibéraient précipitamment sur le sort de la troupe qu’ils devaient mener. Celle-ci patientait avec tout son fourniment dont le volume faisait dix fois celui de la bâtisse.

Pour nous autres, qui avions été vidés de nos cantonnements, l’attente se faisait sous les arbres à la sortie du bled. Toute la compagnie était là, groupée en ordre, avec son matériel chargé sur des automobiles civiles. Un vent turbulent balayait la steppe desséchée et soulevait des nuages de poussière qui masquaient l’horizon dénudé.

— Ils nous ont foutu dehors ! rigolaient l’ancien et un grand soiffard qui s’appelait Woortenbeck, mais nous ne leur avons laissé que des bouteilles vides.

Ils désignaient les nouvelles troupes en retraite qui refluaient vers l’arrière et nous avaient chassés des isbas russes où nous nous la coulions douce.

— J’ai chargé sous les sièges tout ce qui restait de samahonka.

— Tu as raison, Woortenbeck, criait un sergent tout maigre. Le samahonka, c’est pour les unités d’élite comme nous. Les autres boiront l’eau des preikas.

Je m’étais fait un nouveau copain de mon âge qui parlait bien le français. Helen Grauer avait fait un stage en France en 41 alors qu’il poursuivait ses études. Puis l’Arbeitsdienst l’avait accaparé en lui promettant la continuation de celles-ci en plus de son indispensable présence au service du travail. Tout comme moi, l’armée avait enthousiasmé ses seize ans, tout comme moi il avait marché au pas cadencé en chantant Die Wolken Ziehn dahin, daher dans les rangs impeccables de la Wehrmacht, puis il avait connu une parcelle de la Pologne, une étendue hors mesure de la Russie, Bielgorod et le sac sur lequel nous étions assis en regardant pensivement le monde en guerre.

Tout comme moi, il avait aussi espéré devenir un grand aviateur par l’intermédiaire des JU‑87. Et, tout comme moi, de ce rêve ailé, il n’avait conservé que la vision de grands oiseaux descendant du ciel en hurlant vers le sol. Comme nous ne pouvions parler de nos humanités que nous n’avions pas faites ensemble, le rêve déchu et plus tellement envié, meublait bien souvent notre infortune.

Halls s’était fait rare ces derniers temps : la gourbaritchka de la Russe avec laquelle il oubliait qu’il était en guerre l’accaparait presque totalement. Néanmoins, il venait de rappliquer avec un compagnon d’allégresse. Un pli soucieux barrait son front et il ne cessait de ronchonner. Il nous mêla, Grauer et moi, à ses tracas.

— Si le capitaine Wesreidau refuse qu’Emi (c’était le nom de la popov) nous suive, les rouges la massacreront à leur arrivée. On ne peut laisser faire cela.

— Je te comprends, fis-je à Halls.

Woortenbeck et l’ancien, qui s’amusaient comme si nous avions été invités à une noce bretonne, pouffèrent de plus belle.

— Si toute la compagnie se met dans l’idée de transporter les filles avec lesquelles elle a couché, tout le train de la Gross Deutschland ne suffira pas.

— Il ne s’agit pas de cela, bande de cons.

— Pleure pas : tu feras « fik, fik » plus loin.

— Vous êtes trop cons pour comprendre.

Il s’ensuivit bien d’autres rigolades que Halls n’apprécia guère.

— Es-tu amoureux, Halls ? questionnai-je à tout hasard, sachant à cause de Paula ce que cela voulait dire.

Halls continua à se rebiffer.

— On peut très bien tomber amoureux d’une putain.

— Pardi, pourquoi pas ? fit Grauer, qui n’en connaissait sans doute pas plus long que moi.

Halls se radoucit.

— Venez, les gars, fit-il, nous prenant l’un et l’autre par l’épaule. Avec vous il est peut-être possible de discuter.

À l’écart, il vida son sac. Incontestablement Halls était tombé amoureux du reposoir de la Wehrmacht et restait persuadé que ce serait elle et jamais une autre, il n’était pas conseillable. Du même coup, moi qui avais mis tant de scrupules à ne parler à personne du sentiment que j’avais pour ma lointaine petite Berlinoise, je déballai tout aux pieds de Grauer et de Halls.

— C’est donc pour cela que tu faisais une gueule pareille en rentrant de perme ! me fit Halls. Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? Je t’aurais compris, voyons.

Nous nous attardâmes sur nos problèmes amoureux et Halls en déduisit que j’avais beaucoup de veine.

— Toi, au moins, tu es sûr de la revoir, fit-il en ouvrant sa gamelle.

La nuit tomba et nos yeux pleins d’amour juvénile fixèrent naïvement les étoiles.

Avec l’aurore, notre compagnie prit la route vers l’ouest. Nous assistâmes en chemin à un combat aérien qui nous laissa, Grauer et moi, pantois quant à nos destinées manquées d’aviateurs. Les « ME‑109 » eurent le dessus, et sept ou huit « Yabo » tourbillonnèrent en flammes comme des soleils de feu d’artifice.

Vers midi, nous atteignîmes une base importante de la division. Trente compagnies, dont la nôtre, furent regroupées et formèrent une grosse section motorisée et blindée.