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Déjà le haut-parleur nasille et des mots russes en sortent. À bord du semi-chenillé, quatre hommes inquiets observent les environs et jettent des regards angoissés aux camarades restés à l’abri.

Sans doute invitent-ils les Russes à évacuer les civils du village ou à déposer les armes. Le camion n’a pas fait cent mètres que l’irréparable se produit. La voiture des parlementaires semble brusquement soulevée de terre. Une suite d’explosions assourdissantes retentit en même temps que cinq ou six baraques se désagrègent. Nos parlementaires viennent de passer sur un champ de mines et des déflagrations en chaîne s’ensuivent.

Un lourd nuage de poussière et de fumée masque le village à nos yeux. Dans l’incendie du tracteur deux silhouettes gesticulent et hurlent de douleur sous la morsure des flammes.

— Gare aux mines ! gueule quelqu’un.

Mais déjà la voix s’estompe parmi le rugissement des mortiers et des Paks. Devant, les geysers de flammes et de terre se succèdent. Des toits de chaume volent d’un seul coup et découvrent des maisons décalottées comme le crâne d’un chauve dont la perruque vient de s’envoler.

Ivan réagit et utilise au moins deux batteries d’obusiers lourds.

Chacun de leurs projectiles, même s’il tombe à cent cinquante mètres, fait vibrer le sol sous les bottes et vide l’air des poitrines. Malgré la présence certaine des mines, le sifflet sonne l’assaut. Tout le monde sort de sa planque et se rue jusqu’au plus proche remblai. Nos mortiers pilonnent le terrain à trente mètres devant nous, afin de désorganiser l’assemblage des mines et de les faire éventuellement sauter. On y parvient en partie. Les Russes emploient des mitrailleuses quadruples installées sur des camions plates-formes et ouvrent un feu d’enfer sur tout ce qui leur apparaît.

Ce qui semblait facile un quart d’heure avant, devient une difficulté infranchissable, et soudain plus personne ne se sent en sécurité. Nous sommes cinq, dissimulés parmi les fatras de la briqueterie, et nos gueules à ras de terre tressautent au rythme du fracas. Derrière un autre tas de briques dispersées, un feld crie à tue-tête de faire feu sur tout ce qu’on peut voir. Les uns après les autres, nous risquons un coup d’œil au-delà du retranchement mais les miaulements des projectiles font rentrer la tête des plus téméraires.

Seuls, les mortiers et les lance-grenades continuent à distribuer des coups à profusion sur l’adversaire qui, nous devons bien l’admettre, a momentanément l’initiative. Au loin, la tour métallique de l’usine que nous avons aperçue en arrivant, résiste curieusement aux obus de Pak qui l’ont déjà certainement traversée plusieurs fois de part en part. Une fois de plus, il faut bondir vers un point plus avancé. Certains gueulent pour se donner du courage. D’autres, comme moi, serrent les dents et crispent leurs mains moites d’émotion sur le lourd fusil, comme un noyé sur la corde qu’on lui jette.

Bruit sourd ou strident, éclair blanc ou furtif, la terre vole à droite, à gauche, devant, derrière, et quelquefois sur une minutieuse mécanique humaine habillée en soldat. Là-bas, à une trentaine de mètres sur la gauche, cinq camarades qui s’étaient réfugiés derrière une courte bâtisse en bois, sans doute destinée à ferrer les chevaux, tombent les uns après les autres. Ne sachant plus où courir, les deux derniers jettent des regards éperdus vers l’arrière et devant eux, cherchant l’ennemi qui les ajuste. Pêle-mêle, ils rejoignent les corps de leurs compagnons déjà étendus. Sous la masse enchevêtrée, un gros filet de sang avance sur la poussière grise qui l’éponge comme du papier buvard.

Soudain, sur la gauche du village, parmi quatre ou cinq hangars, un incendie puissant apparaît et monte au ciel en grondant. La flamme gigantesque ondule et s’élargit à une vitesse foudroyante. Ses larges panaches couronnés de fumée noire grimpent haut, très haut, et dégagent une chaleur que nous sentons depuis notre position.

Les camarades opérant dans ce coin refluent rapidement. Sous l’impulsion du feu, les toitures métalliques des hangars chantent et se gondolent. Les plus proches isbas s’allument toutes seules laissant échapper une horde d’hommes en armes, civils ou militaires. Beau moment pour nos groupes qui tirent le Russe comme le lapin.

Un important dépôt de carburant a sans doute été atteint par un de nos projectiles. Dans ce secteur, c’est la débandade pour l’ennemi qui paie cher son imprudence de s’être concentré auprès d’un tel volcan. Parmi le fatras des Russes affolés courent en levant les bras mais filent parfois vers d’autres retranchements.

Le feu de nos Paks s’est regroupé sur ce qu’on peut appeler le secteur usine. Le soin de nettoyer les fuyards du dépôt d’essence nous est laissé. Le grain d’orge de mon point de mire se perd souvent dans la silhouette sautillante d’un Ivan. Une légère pression sur la détente, un souffle de fumée qui masque un court instant l’extrémité de mon arme, et déjà le tube d’acier du mauser cherche une autre victime. Serai-je pardonné ? Suis-je responsable ? Et ce petit moujik, que plusieurs balles ont déjà frôlé, ce petit moujik plus égaré qu’autre chose à travers le fracas mortel dont il ne comprenait sans doute pas plus que moi la raison d’être, et qui est demeuré trop longtemps dans le champ de tir de mon fusil. Ce petit moujik grisonnant qui a porté ses deux mains à sa poitrine avant d’effectuer un demi-tour sur lui-même et de tomber la face contre terre… Serai-je pardonnable ? Pourrai-je oublier ?

Mais la griserie qui succède à la peur tragique engage le plus innocent des jeunes hommes, qu’il se trouve d’un côté de la barrière ou de l’autre, à commettre l’inconcevable. Soudain, pour nous maintenant comme pour Ivan tout à l’heure, tout ce qui bouge dans le décor enfumé et assourdissant devient haïssable, et un besoin de destruction nous envahit. Un besoin inconscient et irraisonné au point que beaucoup de feldgrauen paient de leur vie l’élan brutal qui les jette à la poursuite de l’adversaire paniqué.

Le canon tonne et pulvérise le haut du village où sont retranchées les pièces d’artillerie russe. Dans l’envolée générale, les misérables bâtisses soviétiques que le feu a presque entièrement consumées, tombent une à une entre nos mains de gosses criminels. Les champs possibles de mines sont dépassés. Rien n’arrête plus notre élan, rien n’arrête mon bon copain Halls qui, par enjambées gigantesques, franchit la clôture d’une métairie et passe à la mitraillette le groupe de mitrailleurs soviétiques qui s’acharne à remettre en batterie une mécanique visiblement enrayée. Rien n’arrête plus les glorieuses 8e et 14e compagnies d’infanterie allemande. Comme le diront les communiqués, « dans un élan irrésistible, nos vaillantes troupes ont reconquis ce matin le bourg de…». Rien n’arrête notre assaut de déments, pas même les plaintes déchirantes de l’obergefreiter Woortenbeck qui crispe ses mains tremblantes à la grille de fer et qui se raidit contre la mort qui monte en lui depuis la bouillie sanguinolente qui envahit le bas de son ventre.

On consume encore quelques camarades, et l’objectif usine est devant nous. Les Paks cessent leur feu, afin de ne pas le déverser sur notre infanterie qui va être mêlée aux défenseurs russes savamment accrochés à ce qui reste du bourg et au secteur de l’usine.

Je ne sais plus exactement ce qui se passe. J’ai rejoint, avec mon groupe, celui de l’ancien qui fait la pause dans une espèce de grand bac en ciment. Nous terminons l’eau de nos bidons sans parvenir à étancher notre soif. Tout le monde est noir de poussière. Un téléphoniste vient de nous rejoindre et converse avec le groupe « Commandant Wesreidau ». La bagarre a quelque peu ralenti et les troupes allemandes se regroupent pour l’assaut final. La section de l’ancien possède un mortier en plus de ses deux F.M.. La nôtre est constituée de grenadiers armés aussi de mitraillettes et de fusils. Notre sergent nous répartit le long du bac et nous précise les points à atteindre quand le moment de l’assaut sera venu. Nous acquiesçons sans avoir même le temps de laisser la trouille nous envahir à nouveau. Ce sont les entractes les plus insupportables.