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À travers une succession d’échafaudages démantelés, un groupe de Russes vient d’apparaître en brandissant un pavillon blanc. Ils sont au moins une soixantaine. Des civils, des ouvriers de la raffinerie probablement. Peut-être sont-ils des partisans craignant l’issue de la bataille et le mur d’exécution. Ils viennent droit sur le groupe de l’ancien et se constituent prisonniers. Moment pathétique pour ces hommes dont le trouble se lit sur leur gueule fermée.

L’ancien, qui parle parfaitement le russe, converse avec eux. Couverts par le pavillon blanc, quatre soldats accompagnent les prisonniers vers l’arrière. Curieux moment de calme où chacun songe qu’il ne faudrait que quelques bonnes paroles échangées entre les deux adversaires pour que, finalement, tout cesse et qu’ensemble Russes et Allemands aillent boire l’alcool que doit certainement renfermer cette distillerie.

Mais dans notre existence insensée, les choses les plus simples semblent souvent des difficultés insurmontables. Et chacun replonge précisément dans ce que moi je considère comme d’inqualifiables nécessités. Le symbole de ces hommes qui viennent de faire le premier pas vers la vie simple échappe à la majorité, et même ceux qui pensent autrement dirigent à nouveau leurs regards de fauves vers le fatras métallique de l’usine, là où il va falloir pénétrer. Les animaux, qui ont plus de bon sens que les hommes, font marche arrière devant un incendie. Nous, les élus du globe, nous fonçons dedans avec la même stupidité que les papillons de nuit. On appelle cela avoir du courage. Moi je ne dois pas être un homme courageux : la peur noue ma gorge, et je me sens comme un mouton à la porte de l’abattoir.

En fait je reste certain que je n’étais pas le seul à éprouver ce sentiment. Le gars qui est à côté de moi tourne un instant sa tête de charbonnier et murmure :

— Si seulement ces salauds-là pouvaient se rendre !

Peu importent nos ressentiments. Le téléphone de tranchée grésille. Un ordre en sort :

— Un tiers de l’effectif en avant ! Comptez-vous : 1, 2, 3.

Un, deux, trois… Un, deux, trois… Le chiffre « 1 » passe sur moi, comme un miracle du Ciel. Je reste dans mon trou, mon trou de ciment. Qu’il est joli ! Son ciment est beau. Je suis bien dans ce trou. Aucun palace ne pourra jamais me créer autant de joie. Il est sûr, mon trou, et j’y resterai ma vie entière puisque, au-delà, la mort nous cherche. Je n’ose sourire, le sergent en profiterait peut-être pour m’envoyer au champ d’honneur. Merci, le Bon Dieu ! merci, Allah ! merci, Bouddha ! merci, le Ciel ! merci, la terre, l’eau, le feu, les arbres, n’importe quoi ! Je ne crois plus qu’en ce trou en ciment qui a servi à recueillir je ne sais quelles immondices avant d’être mon refuge.

Le gars d’à côté a eu le chiffre 3. Putain de chiffre, putain d’arithmétique ; putain de sergent pas malin qui sait compter quand même jusqu’à trois.

Il en fait une gueule, le charbonnier d’à côté. Il me regarde. Je n’ose le regarder ; je ne veux pas qu’il voie ma joie. Je fixe l’usine comme si j’allais bondir, comme si c’était moi le numéro 3. En fait, tout est normal. Le numéro drei regarde les copains. L’usine, il aura le temps de la voir. Puis c’est le geste fatal. En avant ! Le courageux soldat allemand bondit hors de sa retraite en compagnie d’une centaine d’autres.

Immédiatement, le fracas des armes automatiques russes retentit. Avant de disparaître, au fond de mon trou providentiel, j’ai vu les impacts de la mitraille soulever de petites gerbes de poussière sur le chemin de mon compagnon qui n’appréciera plus jamais le chiffre 3. Les hachements des mitrailleuses et des grenades emplissent l’air à vous en rendre sourd. C’est à peine si l’on perçoit les cris de ceux qui viennent d’écoper.

— Achtung ! Nummer zwei, voraus !

L’ancien et son spandau montent à leur tour.

Ça va être mon tour, ainsi que celui de tous ceux qui ont eu la chance d’avoir été comptés « 1 ».

Tandis que tout éclate à l’extérieur, ma pensée s’égare sur les chiffres. Normalement, c’est par le numéro 1 qu’on commence.

Pourquoi le chiffre 3 a-t-il désigné les premiers à rouler dans la poussière ? Je n’ai pas le temps d’approfondir ce problème. Mon cas est sollicité.

— Nummer eins, nachgehen, los !

Après une courte hésitation, je surgis de mon abri comme un diable mû par un ressort. C’est alors, pour moi, la cavalcade la plus folle. Tout est gris de poussière virevoltante. Au travers de ce brouillard qui obstrue les narines, des lueurs apparaissent.

En quelques bonds, j’ai rejoint la base d’une cambuse écroulée sur laquelle un soldat allemand meurt en fixant, d’un regard trouble, la culasse ouverte de sa mitraillette.

C’est bizarre un homme qui meurt : ça manque bien souvent de panache. Deux ans auparavant, j’avais vu une femme rouler sous la camionnette d’un laitier. J’avais failli m’évanouir à la vue de cette écrasée. Aujourd’hui, plus rien ne me fait rien. Quand on a connu la bataille de Bielgorod, même les meilleurs romans policiers avec une très bonne affaire de meurtre sont d’un tragique dérisoire.

À travers la fumée qui me pique les yeux, je cherche l’ennemi afin de faire mon devoir.

Là-bas, à vingt-cinq mètres, des wagonnets volent en éclats, les uns après les autres. J’ai vu passer quatre ou cinq soldats. Je ne saurais dire s’ils sont allemands ou russes.

Je suis maintenant à côté de deux camarades dans un abri découvert fait de rondins et de terre. C’est un abri que les Ivans avaient aménagé pour y placer une mitrailleuse. Mes deux camarades sont plus ou moins assis sur les corps de quatre popovs criblés d’éclats de grenade.

— C’est moi qui les ai assaisonnés d’un seul coup, rugit un jeune et fort soldat de la Gross Deutschland.

Une rafale de mortier grimpe vers notre retranchement. Nous plongeons les uns sur les autres au milieu des morts ennemis. Un projectile pète sur le bord de la casemate. La terre et les rondins volent. Tout nous tombe sur la gueule. Le gars qui est coincé entre moi et un Russe mort a un sursaut. Je me redresse pour fuir. Un autre coup claque derrière la masse du fortin qui me vole dans les jambes. Sous le choc, je vais valser contre l’autre paroi en gueulant au secours. J’ai l’impression d’avoir les jambes brisées et j’ose à peine les remuer, de peur de me trouver devant l’horrible évidence. Le drap de mon pantalon est arraché sur vingt centimètres. Mes cuisses meurtries sont tout de même en bon état. Le choc a été violent et j’ai aperçu, par la déchirure de mon froc, la trace rouge-violet du sacré gnon que j’ai pris dans les guiboles.

Comme un fou, je replonge parmi les macchabées russes. Je dégringole sur le gars qui a sursauté une minute plus tôt et, sous le choc, je lui arrache un gueulement de porc que l’on égorge. Je me retrouve tête contre tête avec lui tandis qu’une avalanche de débris déferle dans notre retraite et alentour.

— Je suis blessé, geint mon compagnon. Quelque chose me brûle dans le dos. Appelle un brancardier, supplie-t-il.