Je le regarde affolé et hurle :
— Sänftenträger ! Sänftenträger !
Mais mon appel dérisoire se perd dans le bruit assourdissant de deux spandaus qui, pas très loin, crachent feu et flamme. Le grand soldat de la Gross Deutschland gueule à tue-tête que nous devons avancer.
— Allons-y, camarades ! Les copains sont devant les cuves.
Je regarde le blessé, qui me fixe de ses yeux anxieux et s’agrippe à ma manche. Je ne sais comment lui expliquer que je ne peux rien faire d’autre pour le moment. Ses yeux sont suppliants. Le grand fantassin vient de bondir hors de l’abri. Je me dégage brutalement et détourne vivement la tête. Le blessé m’appelle, mais déjà j’ai quitté l’abri et suis comme un forcené le gars qui me précède d’une quinzaine de mètres.
J’ai rejoint un autre groupe qui installe en toute hâte deux mortiers de tranchée. J’aide à la manœuvre et déjà nos torpilles voltigent presque à la verticale. Un landser à la gueule rouge de sang vient de faire irruption et signale que les Ivans se replient vers la tour centrale. L’ancien, que je n’avais pas remarqué, pousse un cri sauvage :
— Touché ! hurle-t-il.
En même temps, un éclair blanc illumine son visage couvert d’une couche incroyable de poussière. Un geyser de feu enveloppe la tour centrale.
La défense russe s’éparpille et tombe sous le tir de notre feu nourri. C’est la fin pour Ivan. Nos groupes assailllants investissent la place et neutralisent les derniers résistants. Un soldat allemand tombe encore là-bas en portant les deux mains à son visage. Tout est fini. Quelques coups claquent encore, par-ci par-là, mais il est visible que l’échauffourée se termine.
À mon tour, j’avance en compagnie des camarades dans ce qui a dû être une usine et qui ne ressemble plus à rien. Nous sommes, une fois encore, victorieux. Pourtant, aucune joie, aucune acclamation n’est audible. Assommés par le bruit et la tension nerveuse, les hommes errent parmi les toits métalliques tordus et effondrés. Un landser à la figure tirée ramasse machinalement une plaque émaillée portant des inscriptions russes. Peut-être le mot « direction » ou « toilette ».
Le bourg et sa résistance ont succombé sous nos coups. Il y a environ trois cents prisonniers, peut-être deux cents morts ou blessés ennemis. Les sous-officiers nous regroupent et nous redescendons vers le bas du village parmi la dévastation fumante. Herr Hauptmann Wesreidau passe en revue ses deux compagnies et fait faire l’appel. Une soixantaine de camarades manquent. On s’active pour ramasser les blessés et les regrouper sur une esplanade afin que les trois infirmiers leur apportent les premiers soins. Ils sont une bonne quinzaine. Parmi eux Helen Grauer qui est blessé à la tête et a certainement perdu l’œil droit.
Il faut chercher de l’eau. Les preikas sont démantibulés. Il faut descendre des bidons à soupe dans un puits à l’intérieur des cendres d’une isba. L’eau qu’on en tire est noire de suie. Les blessés délirent et braillent.
Il y a aussi les blessés russes cinq fois plus nombreux. Nous devons en principe les secourir. Sérieux dilemme pour notre commandant qui a ordre de rejoindre la division dès l’opération terminée.
On abandonne donc les blessés russes. On charge à la diable les nôtres sur des véhicules qui ne ressemblent en rien à des ambulances ni même à de simples camions. Ce sont des affûts motorisés ou des tracteurs d’artillerie légère. Nous sommes las, dégueulasses et sans réaction.
On envisage le transport des prisonniers. Ils ne peuvent pas prendre place à bord des véhicules archicombles. Un side-car sur lequel est installé un F.M. devra pousser devant lui la lente marche de la cohorte prisonnière. Finalement on amènera cinquante prisonniers que l’on devra d’ailleurs libérer deux jours plus tard, faute de savoir qu’en faire.
Nous sommes un groupe autonome et nos problèmes de ravitaillement sont énormes. En principe, les véhicules transportant des munitions et du carburant doivent se charger du transport du butin de guerre, après s’être allégés de leur chargement. La division a déjà mille ou onze cents prisonniers, nous ne savons plus quoi en foutre. Nous nous remettons en route avec des grappes d’hommes amis ou ennemis chargés sur nos transports.
Chacun regarde le bourg, d’où s’élève une fumée dense, s’éloigner à l’horizon. Le ciel est gris, sombre et menaçant de pluie. Demain celle-ci tombera sur les tombeaux sommaires d’une quarantaine des nôtres sacrifiés seulement pour neutraliser un point de résistance ennemi. Un point que nous n’occupons même pas, notre marche reprenant vers une autre opération. Nous ne sommes pas en train de conquérir : en fait, nous protégeons le grand repli de nos troupes au-delà du Dniepr.
Personne n’a le sourire. Cette victoire n’amène pas grand-chose dans la décision de la guerre. Elle n’apporte rien en tant que conquête. Elle a peut-être été utile en tant que stratégie militaire. Tout au moins, nous consolons-nous à cette pensée. À nous, simples feldgrauen, elle n’apporte qu’une peur de plus, la perte de nombreux camarades, et pour mon copain Grauer une irrémédiable mutilation.
À côté du chauffeur du véhicule qui me transporte avec une trentaine d’autres, coincé entre deux compagnons grüngrau, un tout jeune blondinet aux cheveux sales souffle dans un harmonica. Sa musique arrive doucement à nos oreilles quasi insensibles. « Devant la caserne sous le portail… avec toi Lilli Marlène… avec toi Lilli Marlène…». La musique est lente et pleine d’une nostalgie qui pèse sur notre fatigue. Halls écoute, et sa bouche entrouverte n’exprime rien. Ses yeux ne regardent nulle part.
Chapitre VIII
La percée de Konotop
Nous roulons une heure avant que la nuit n’arrive. Une heure représente environ cinquante kilomètres. Le voyage ne nous repose pas et nous attendons avec impatience l’ordre du stop, afin de pouvoir faire tomber la poussière qui nous englue. En outre, nous espérons dormir. Nous savons qu’aucun casernement n’est prévu et qu’il faudra ronfler à la diable comme d’habitude. Qu’un bon lit serait agréable après tant de fatigue ! Qu’importe le lieu ou l’endroit, nous nous étendrons sur la terre sale et sombrerons dans un sommeil sans rêves.
Le ciel sombre traîne des masses noires qui s’illuminent sur leurs franges extérieures. De grosses gouttes s’abattent en même temps que l’orage éclate. Nous saluons la pluie, qui nous a pourtant été souvent funeste, comme une bénédiction du ciel. Elle ruisselle maintenant sur nos visages bruns de crasse que nous lui tendons. Elle devient un déluge et coule à l’intérieur de notre col. Cette douche providentielle fouette amis et ennemis et chacun sourit en songeant à son bien-être. Le drap trempé gris-vert colle aux vareuses brunes-violettes des prisonniers serrés contre nous. Les hommes, sans distinction, échangent des appréciations comme les joueurs de deux équipes adverses qui se retrouvent après le match sous la douche bienfaisante. L’idée de haine ou de vengeance n’effleure plus personne. Chacun pense à la vie qu’il a conservée et à ses fatigues présentes. La pluie devient si violente que nous cherchons maintenant à nous abriter. Les couvertures se déploient à travers l’encombrement et couvrent de leur mieux les têtes et les épaules des occupants du véhicule.
Russes et Allemands rient sous l’abri rudimentaire. Personne ou presque ne comprend les mots qui fusent, mais les cigarettes du Hanovre sont échangées contre le tabac de machorka de la plaine des Tartares. On fume et on rigole comme ça, pour rien. Ce « rien » qui symbolise la joie humaine la plus absolue que j’aie jamais connue. Ce rien, ce tabac échangé qui fume sous les couvertures à vous en faire tousser, ce rire simple et sans retenue, cet îlot de joie égaré sur un océan de tourments nous fait l’effet d’une piqûre de morphine. Nous oublions la prétendue haine qui nous sépare et tout notre être s’éveille à un sentiment presque oublié.