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Je ne comprends rien et je ris sans retenue. Une drôle d’impression parcourt mes veines. J’ai comme la chair de poule. Un peu ce que l’on éprouve en entendant une très belle musique qui fait vibrer. La pluie frappe sans mesure sur la tôle du capot et couvre bientôt le bruit du moteur. Devrons-nous demain fusiller ces hommes ? Ce n’est pas possible ! Ce n’est plus possible !

Nous venons de rattraper le régiment de cavalerie motorisée qui a stoppé en pleine campagne. La pluie ruisselle partout et luit sur les side-cars pourtant ternes rangés sous les futaies aux feuillages noyés d’eau.

Wesreidau a quitté sa V.W. et est certainement entré en rapport avec le commandant du régiment de cavalerie. Les gars des side-cars possèdent de longs cirés qu’ils ont endossés et qui les protègent bien de la bourrasque. Par contre, ils en sont réduits à tourner en rond dans les flaques d’eau, n’ayant pas avec eux le matériel de campement qui est resté à bord des véhicules du service train.

À travers la pluie qui tombe en rafales, deux gars chargés des répartitions de nourriture distribuent à la hâte une saucisse fade à chaque main qui se tend. Elle est accompagnée d’un pain de munition pour huit que nous divisons avec précision. Les prisonniers ne reçoivent aucune nourriture. Le ravitaillement de ceux-ci est prévu au sein de la division d’airain.

L’idée d’aller bouffer notre maigre pitance plus loin nous effleure, mais, nous sommes tassés pêle-mêle sur les plateaux ruisselants et les Russes qui n’ont gardé que la vie sauve ouvrent des yeux fiévreux devant cette distribution qu’il nous est impossible de dissimuler. Finalement, des mains sales et trempées brisent le pain dur et le tendent à ceux qui ont failli nous tuer il y a quelques heures.

Nos estomacs gargouillent de faim après la dernière bouchée engloutie debout sous la pluie battante cinq minutes après la distribution. Tout le monde a soif et les bidons ont été vidés pendant la bagarre cet après-midi. Comme des moutons fiévreux, nous réclamons le liquide. Nous n’obtenons que l’autorisation de descendre des véhicules et de nous démerder. Nous sommes en rase campagne et aucun preika ou abreuvoir n’est visible. Qu’importe, l’eau ne manque pas, elle tombe du ciel à torrents. Nous la recueillons sous la gouttière de la ridelle d’un camion, sous le ruissellement d’un bouquet de feuillage, dans le pli d’un ciré. L’eau abonde et nous pouvons étancher notre soif. Le convoi repart avec le régiment de cavalerie.

La pluie cesse enfin et nous laisse transis et fatigués sur l’inconfort de nos engins brinquebalants. Des éclairs zèbrent encore le ciel derrière nous et au-dessus de nos têtes. L’orage gronde et s’éloigne. Devant, d’autres éclairs forment aussi des lueurs brèves au ras de l’horizon. Malheureusement, ceux-ci n’ont rien à voir avec la foudre céleste. Ils proviennent des orgues de Staline qui déversent un feu puissant sur la division d’airain bloquée derrière Konotop. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons, l’importance du combat qui se déroule nous est révélée par l’intensité du feu qui barre l’horizon. Bientôt, son tonnerre se fait entendre, redoutable et continu.

Nous attendions un refuge pour finir la nuit, et c’est à nouveau un enfer qui se prépare avec son angoissante incertitude de survie. L’implacable joug de la guerre serre à nouveau nos tempes battantes de surmenage. Le visage juvénile du blondinet qui, tout à l’heure, jouait de l’harmonica, s’est durci au point qu’il a l’air d’un homme. Est-ce la volonté d’en terminer ou la lassitude ? Il a subitement vieilli de vingt ans. Nous sommes maintenant dans la ville : tout est noir et abandonné. Les lueurs de la bataille qui se livre dans les faubourgs extérieurs ouest illuminent le ciel par intermittence. Le tonnerre des explosions envahit l’atmosphère, et fait tomber les fenêtres et les gouttières métalliques des maisons aux alentours.

La pluie a repris et tombe fine. L’ordre de quitter nos véhicules nous arrive. Comme des somnambules, nous sautons à terre et le choc du contact avec le sol se répercute et nous fait mal tout le long de la colonne vertébrale. En troupeau, nous suivons nos chefs de file tandis que les véhicules partent dans une rue adjacente. Le sommeil pèse sur mes paupières lourdes. À demi inconscient, je suis le clapotis des bottes du camarade qui me précède, sans réfléchir que je vais une fois de plus au feu.

Que s’est-il passé cette nuit à Konotop ? Je ne saurais le dire. Il y a eu du feu, des explosions, des maisons qui se couchèrent toutes du même côté dans une rue sombre et indéfinissable. Il y eut un caniveau, avec de l’eau qui courait, et mes bottes lourdes et dures que je n’avais plus la force de pousser plus loin. Il y avait à l’intérieur mes grands pieds maigres de gamin qui me semblaient devenir brusquement petits, petits. Il y avait une sale espèce de fièvre qui frappait à mes tempes d’une façon indésirable. Il y avait mille tonnes de fatigue sur mes maigres épaules prisonnières d’un sous-vêtement crasseux, d’une vareuse rugueuse et lourde de pluie, d’un enchevêtrement de courroies de cuir et de cartouchières alourdies d’explosifs. Il y avait un monde incompris et hostile autour de mes maigres épaules et ces maigres épaules devaient encore le soulever, le bousculer, marcher encore, ramper encore, trembler encore.

Il y eut vers le matin, aussi blême que celui des condamnés à mort, un sommeil si écrasant qu’il emporta mon cauchemar éveillé et me fit apprécier les dalles d’un portail où la pluie n’entrait que si le vent l’y poussait vraiment. Il y eut alors quelques heures que l’on peut prétendre perdues, si l’on considère le sommeil comme du gaspillage, ou, au contraire, gagnées parce que, précisément, elles m’offrirent le néant pour quelques instants. Puis il y eut mon réveil et mon visage tiré et blême parmi cent autres, que nos plus proches parents n’auraient sans doute pas reconnus tout de suite. Mes yeux qui me semblaient enfoncés loin dans ma tête douloureuse cherchèrent instinctivement ce que pouvait apporter de nouveau ce jour gris.

Juste devant le portail qui nous avait abrités, se dressait une façade de plusieurs étages. Depuis les ouvertures béantes de ses fenêtres, de longues noircissures ascendantes contrastaient avec le gris du mur. Plus loin, de misérables baraques n’abritaient plus que des chats errants et des feldgrauen en quête d’un refuge. Ses bâtisses, à l’aspect déjà si médiocre semblaient avoir été souillées par je ne sais quel passage.

Plus haut, la rue grimpait mais était entièrement bloquée par la succession de maisons qui s’étaient vautrées sur la chaussée, hier soir, quand les fusées russes avaient ravagé au moins un quart de la ville.

Mon regard chercha encore quelque chose qui aurait pu apporter un seul instant de réjouissance. Quelque chose qui suspende une seconde mon attention toute occupée à contrôler le frissonnement qui me secouait tout entier.

Un bruit derrière moi me fit tourner la tête. L’ancien revenait avec deux bidons de soupe chaude qu’il avait été quérir à je ne sais quel réfectoire. J’observai sans y penser ce camarade de la Wehrmacht qui avançait en claudiquant parmi les gravats et les flaques d’eau. Sa tenue était aussi grise et sale que le décor, et, sous son lourd casque d’acier, son visage amaigri et hirsute s’harmonisait parfaitement avec l’ensemble.

Le ciel coulait lentement au-dessus de Konotop, entraînant à perte de vue des nuages gris comme du linge sale.

— Que ceux qui ont faim daignent ouvrir les yeux, fit l’ancien en déposant ses bidons.

Je secouai hâtivement Halls qui semblait comme toujours plongé dans un sommeil indestructible. Il sursauta et lorsqu’il s’aperçut qu’aucune pétarade ne vrillait ses tympans, il se ressaisit, marmonna quelques paroles inintelligibles et se dressa enfin en frottant son corps broyé de courbatures.