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— Bon Dieu ! J’en ai marre, laissa-t-il échapper d’un air las. Où sommes-nous ? que foutons-nous ici ?

— Viens bouffer, dit l’ancien.

En silence, nous avalâmes la soupe au mil qui commençait à refroidir. Certains préférèrent ronfler encore. Personne ne força personne. Puis, nous reçûmes l’ordre de nous remettre en route et nous reprîmes notre déambulation parmi le secteur dévasté de Konotop. Nous étions trop crevés pour réaliser. Nous marchions sans regarder ni réfléchir. Lorsqu’une explosion ou un avion se faisait entendre, nous nous laissions glisser au sol sans précipitation. Puis nous nous relevions… et ainsi de suite.

Moi, j’étais certainement malade. Une espèce de crampe ou une douleur serrait ma tête et mon dos. J’attribuai cela à la fatigue. De mauvais frissons me traversaient et j’avais probablement de la fièvre. De toute façon, je ne pouvais rien faire. Si ça allait plus mal, je tâcherais de me faire hospitaliser, mais il fallait au moins que je sois victime d’un évanouissement.

Nous atteignîmes un quartier particulièrement dévasté. Parmi les ruines, nous distinguâmes un énorme char Tigre qui avait creusé un large sillon dans l’amoncellement des débris et avait sans doute stoppé sa course sur une mine qui lui avait arraché sa chenille droite ainsi que le barillet moteur. En dépit de cette paralysie, il demeurait intact et son tube crachait de temps à autre un obus en direction des formations ennemies toutes proches.

Des groupes de soldats étaient dissimulés dans les ruines et semblaient guetter les Ivans qui devaient se terrer près de là. On nous engagea avec précaution parmi les éboulis et nous nous retrouvâmes, Halls et moi, dans un trou pourri, quelque part à travers le fatras qui s’étendait à un kilomètre devant et cinq cents mètres derrière. En maugréant, nous entassâmes des poutres et toutes sortes de saloperies pour nous isoler du fond du trou plein d’eau noirâtre. Nous nous retrouvâmes bientôt nez à nez, nous dévisageant avec une attitude hébétée sans trop savoir quoi se dire. Nous avions déjà tout dit ; tout n’était plus qu’une question de patience et la force des choses nous en donnait à nous rendre idiot.

— Tu as vraiment une sale gueule, finit par dire Halls.

— Je suis malade, annonçai-je.

— On est tous malades, ajouta Halls en fixant un point de notre univers de gravats.

Nos regards dépités se croisèrent encore une fois et il me sembla lire dans celui de mon compagnon une grande lassitude et beaucoup de désespoir.

Moi aussi, une pensée me hantait : qu’allions-nous devenir ? Il me semblait matériellement impossible que tout cela continue encore longtemps. Il y avait déjà plus d’un an que nous vivions dans les transes, plus d’un an que nous vivions comme des bohémiens… Que dis-je ! la vie de bohémien doit être une vie de château comparée à celle des graben. Depuis un an, j’en avais vu tomber des camarades ! Tous les souvenirs me revinrent à l’esprit. Le Don, l'« Internationale trois », Outcheni, les bataillons de fortune, Ernst, Tempelhof, Berlin, Magdeburg, l’épouvantable Bielgorod, la retraite et, hier encore, l’ober Woortenbeck et son ventre rayé d’une dizaine de filets rouges qui coulaient jusque sur ses bottes. Par quelle chance assez incroyable n’avais-je pas encore succombé à une de ces explosions gigantesques qui avaient déjà broyé tant d’hommes sous mes yeux effarés au point de se demander si ce que l’on a vu a vraiment existé. Par quel miracle Halls, Lensen, l’ancien et d’autres étaient-ils encore présents dans cette unité de malheur ? Pour autant que la veine nous ait favorisés et nous ait épargnés, cette veine, cette incroyable veine n’allait-elle pas brusquement disparaître si nous devions subir les mêmes traitements encore longtemps ? Demain, on enterrera peut-être l’ancien, ou Halls ou… peut-être moi. Une peur violente m’envahit subitement. Je me mis à regarder dans toutes les directions. Ce sera peut-être bientôt mon tour. Je serai mort, comme ça, sans que personne ne s’en rende compte. Je savais que les camarades se faisaient à tout. Je ne serai regretté que le temps qu’un autre tombe et vienne semer l’oubli sur les précédents. La panique montait, et mes mains tremblaient. Je savais quelle gueule on a quand on est mort. J’en avais même vu tomber le visage en avant dans une mare de boue et demeurer ainsi. Le visage dans la boue ! Cette idée me pétrifiait. Et mes parents ! Mes parents, je devais les revoir quand même ! Je ne peux pas mourir comme ça. Et Paula ?… Paula !… Les larmes jaillirent de mes yeux… Halls me regardait et ne bougeait pas davantage que cet horrible décor indifférent à tout, au chagrin comme à la mort. Il n’y avait rien à faire, rien à faire… Les cris d’effroi, ceux des mourants, le sang qui coule et qui se mélange à la terre comme un odieux sacrilège… Rien, rien… Des millions d’hommes pouvaient souffrir et pleurer, gueuler, implorer, la guerre demeurait implacable, sourde aux gémissements, cruellement indifférente. Il n’y avait rien à faire qu’attendre et espérer… Espérer quoi ? Ne pas mourir le visage dans une mare de boue. Mais la guerre, alors ! Qu’est-ce que c’est la guerre ?… Ce n’est qu’un mot d’ordre !… Un mot que les hommes suivent comme un sacrement. Pourquoi ? Il n’y a que les hommes, en fait !… Alors, les hommes ? les hommes, pourquoi ?… Je continuais à pleurer et à divaguer devant mon camarade impassible.

— Halls, murmurai-je, j’ai peur, il faut partir d’ici.

Halls me regarda puis jeta un coup d’œil sur l’horizon.

— Partir ! Où ? Dors, tu es malade.

Je regardai mon camarade subitement avec haine. Lui aussi faisait donc partie de cette inertie indifférente.

Le char, pas très loin, tira un obus. Les Russes en renvoyèrent une demi-douzaine qui éparpillèrent un peu plus l’amoncellement des ruines. Ces projectiles avaient peut-être aussi fauché deux ou trois camarades ? Peut-être l’ancien ? Tout devint brusquement plus insupportable : mes mains tremblantes étreignirent ma tête comme pour l’écraser. Le désespoir s’emparait de moi et ne laissait aucune issue visible. Mes sanglots attirèrent l’attention de Halls qui me regarda, presque irrité.

— Dors donc, bon Dieu, tu ne tiens pas debout.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre que je dorme ou que je crève, tu t’en fous, tout le monde s’en fout, le monde se fout de tout. Et quand tu seras crevé, toi aussi, il continuera à s’en foutre…

— Bien entendu, et alors ?

— Et alors ! Et alors, bon Dieu, il faut faire quelque chose, tu entends, et pas ronfler tout éveillé comme tu le fais actuellement.

Halls me regarda, lassé. Son tourment était sans doute aussi grand que le mien, mais pour le moment tout était amorphe en lui. La lassitude avait raison de sa colère.

— Dors que je te dis, tu es malade.

— Non, hurlai-je cette fois, je préfère crever tout de suite.

Et d’un seul coup, je me levai et quittai le trou. Je n’avais pas fait deux pas que Halls m’avait saisi par mon ceinturon et de toute sa force m’avait fait culbuter dans notre refuge.

— Lâche-moi, Halls, hurlai-je de plus belle, lâche-moi, tu entends !

— Tu vas fermer ta gueule, nom de Dieu. Vas-tu te calmer oui ou non ?

Halls serrait les dents et fermait ses deux poings énormes sur le col de ma vareuse.

— Tu vois bien qu’on va crever tous les uns après les autres, laisse-moi, qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Ça peut me foutre que j’ai besoin de voir ta gueule de temps en temps, de même que celle de l’ancien ou même celle de ce con de Lindberg. Tu entends ? Si tu continues, je t’assomme pour que tu restes tranquille.